Les élites naturelles, les intellectuels et l’Etat
Hans-Hermann Hoppe*
Natural Elites, Intellectuals and the State
Dans toute société, un petit nombre de personnes acquièrent par leur talent le statut d’une élite. Leur richesse, leur sagesse, leur bravoure leur confèrent une autorité naturelle, et leurs opinions et jugements jouissent d’un vaste respect.
En outre, grâce au mariages sélectifs et aux lois de l’hérédité juridiques et génétiques, les situations d’autorité naturelle ont des chances de se transmettre au sein d’un petit nombre de familles. Et c’est aux chefs de ces familles qui ont une longue histoire de réussite, de clairvoyance et de conduite personnelle exemplaire que les hommes se tournent pour apaiser leurs conflits et griefs mutuels.
L’Etat fut une excroissance de ces élites naturelles, le saut petit, mais décisif, consistant à monopoliser le rôle de juge et de pacificateur. Cela se produisit lorsqu’un membre particulier de l’élite naturelle volontairement reconnue put exiger, contre l’opposition des autres membres de cette élite, que tous les conflits nés à l’intérieur d’un territoire déterminé lui fussent présentés. Les parties en litige ne pouvaient plus choisir d’autre juge ou pacificateur.
Une fois que l’on conçoit l’Etat comme l’excroissance d’un ordre antérieur, hiérarchiquement organisé, on comprend pourquoi l’humanité, dans la mesure où elle subissait un Etat, a connu la domination monarchique (et non démocratique) pour la plupart de son histoire. Il y a eu des exceptions, bien sûr : la démocratie athénienne, Rome jusqu’en 31 av. J.-C., les républiques de Venise, Florence et Gênes pendant la Renaissance, les cantons suisses depuis 1291, les Provinces Unies (des Pays-Bas) de 1648 à 1673, et l’Angleterre sous Cromwell.
Cependant, c’étaient là des situations rares, et aucune d’elles ne ressemblait si peu que ce soit aux systèmes modernes du type un homme-une voix. En fait, eux aussi étaient éminemment élitistes. A Athènes, par exemple, 5 % de la population au plus était électrice et éligible aux postes de commandement.
Une fois qu’un membre unique de l’élite naturelle a réussi à monopoliser la fonction de juge et de pacificateur, la justice et la police du droit deviennent plus coûteux. Alors qu’ils étaient offerts à titre gratuit, ou en échange d’un paiement volontaire, ils sont financés par un impôt obligatoire. En même temps, la qualité du Droit se détériore. Au lieu de défendre les anciens Droits de propriété privée, et d’appliquer des principes de justice universels et immuables, un juge monopoliste, qui n’a plus [autant*] à craindre de perdre des clients, s’est mis à manipuler le droit pour son avantage personnel.
Comment faire accepter ce saut décisif d’une monopolisation du droit par un monarque qui, comme on pouvait s’y attendre, a rendu la justice plus chère et plus mauvaise ? Les autres membres de l’élite naturelle allaient certainement s’opposer à tout complot de ce genre.
C’est pourquoi ceux qui allaient devenir rois se sont toujours rangés aux côtés du “peuple”, de l'”homme du commun”. En appelant au sentiment, toujours populaire, de l’envie, les rois ont promis au peuple une justice plus juste et meilleur marché, en échange du fait qu’ils imposaient — et abaissaient— plus scrupuleux qu’eux-mêmes (les concurrents du roi).
Par-dessus le marché, les rois enrôlaient la classe intellectuelle. On pourrait s’attendre à ce que la demande pour les services des intellectuels s’accroisse avec le niveau de vie. Cependant, la plupart des gens ont des préoccupations plutôt matérielles et terre-à-terre et se soucient peu des entreprises intellectuelles. Mis à part l’Eglise, les seules personnes à demander les services des intellectuels étaient des membres de l’élite naturelle —pour en faire des précepteurs pour leurs enfants, des conseillers personnels, secrétaires ou bibliothécaires.
L’emploi, pour les intellectuels, était précaire et la paie habituellement maigre. En outre, alors que les membres de l’élite naturelle étaient rarement eux-mêmes des intellectuels (c’est-à-dire des gens qui consacrent leur temps aux choses de l’esprit) ils étaient généralement au moins aussi intelligents, de sorte que leur admiration pour les exploits de leurs intellectuels n’était que modérée.
On ne saurait donc s’étonner que les intellectuels, qu’affecte une image fort gonflée d’eux-mêmes, finissent par leur en vouloir. Quelle injustice que ces gens-là —les élites naturelles— qui ont été leurs élèves, soient en fait leurs maîtres et vivent dans l’opulence alors qu’eux-mêmes —les intellectuels— étaient relativement pauvres et dépendants.
Il n’est donc pas surprenant non plus que les intellectuels se soient laissés convaincre par un roi dans sa tentative pour s’instituer lui-même monopoleur de la justice. En échange de leurs rationalisations idéologiques du pouvoir monarchique, le roi pouvait leur offrir non seulement de meilleurs postes, mais des occasions de faire payer leur dédain aux membres de l’élite naturelle.
Cependant, l’amélioration du sort de la classe intellectuelle ne fut que modérée. Sous la férule du monarque, demeurait une distinction fort nette entre le gouvernant (le roi) et les gouvernés (les sujets), et lesdits sujets savaient qu’ils ne pourraient jamais devenir les maîtres. Grâce à cela, tout accroissement du pouvoir royal se heurtait à une résistance considérable, non seulement de la part des élites naturelles, mais aussi de celle des gens du commun. De sorte qu’il était extrêmement difficile au roi d’accroître les impôts, et les perspectives d’embauche pour les intellectuels demeuraient fortement limitées.
En outre, une fois confortablement installé, le roi ne traitait pas ses intellectuels beaucoup mieux que les élites naturelles. Et comme ledit roi régnait sur des territoires bien plus vastes que les élites naturelles ne l’avaient jamais fait, tomber dans sa disgrâce était d’autant plus dangereux, ce qui rendait la situation des intellectuels à certains égards encore plus précaire.
Si on examine les biographies des plus grands intellectuels —de Shakespeare à Goethe, de Descartes à Locke, de Marx à Spencer— celles-ci présentent à peu près les mêmes traits. Jusqu’au XIX° siècle bien avancé, leurs travaux étaient parrainés par des mécènes privés, membres de l’élite naturelle, princes ou rois. Encourant tour à tour la faveur et la disgrâce de leurs mécènes, ils changeaient souvent d’emploi et étaient géographiquement fort mobiles. Cela signifiait souvent pour eux l’insécurité financière, mais contribuait non seulement à un cosmopolitisme unique des intellectuels (comme l’indiquait leur maîtrise de nombreuses langues), mais aussi à une indépendance d’esprit dont nous avons perdu l’habitude.
S’il se trouvait qu’un protecteur, un mécène, ne les soutenait plus, il s’en trouvait bien d’autres tout disposés à combler le manque. Et c’est en fait lorsque la situation du roi et de l’Etat était relativement faible, et celle des élites naturelles demeurée relativement forte, que la vie intellectuelle et culturelle fut la plus florissante et que l’indépendance des intellectuels fut la plus grande. On en trouve un bon exemple dans l’Allemagne du XIX° siècle, où nombre de principiules se disputaient leurs pouvoirs, par opposition à la forte centralisation de la France.
Il fallut attendre l’avènement de la démocratie pour qu’un changement fondamental apparût dans les rapports entre l’Etat, les élites naturelles et les intellectuels. C’étaient la justice hors de prix et les perversions de l’ancien Droit par les rois monopolisant la fonction de juge et de pacificateur, qui avaient engendré l’opposition historique à la monarchie. Mais la confusion dominait les esprits.
Il y avait des gens qui comprenaient que le problème venait du monopole, et non de l’existence des élites ni de la noblesse. Mais bien plus nombreux étaient ceux qui voyaient à tort l’origine du problème dans le caractère élitiste du souverain, et prônaient de conserver le monopole de la loi et de la police du droit, en se bornant à remplacer le roi, avec sa majesté ostentatoire, par le peuple et la bonne tenue présumée de l’homme ordinaire. D’où le succès historique de la démocratie.
Quelle ironie de voir que la monarchie fut détruite par les forces mêmes que les rois avaient d’abord suscitées et enrôlées lorsqu’ils commencèrent à interdire aux autorités naturelles concurrentes d’exercer leurs fonctions judiciaires : la jalousie de l’homme du commun à l’encontre de ses supérieurs, et le désir des intellectuels d’occuper dans la société la place à laquelle ils croyaient avoir droit.
De sorte qu’il apparaissait logique que les rois fussent aussi renversés, et que la politique égalitaire fût poussée jusqu’au bout de son ultime implication : le monopole de la justice exercé par l’homme du commun. Ce qui, pour les intellectuels, signifiait exercé par eux, en tant que porte-parole du peuple.
Comme la plus élémentaire théorie économique aurait pu le prédire, le passage de la monarchie au système un homme-une voix et le remplacement du roi par le peuple ne fit qu’empirer les choses. Le prix de la justice s’éleva astronomiquement, la qualité de la loi se dégradant constamment. Car toute cette transformation pouvait être réduite à ceci : un système de propriété privée de l’Etat —monopole privé— était remplacé par un système de propriété publique de l’Etat —un monopole public.
Une foire d’empoigne venait d’être créée. Tout le monde, et non plus seulement le roi, avait désormais formellement le droit de s’emparer de la propriété privée de tous les autres. Les conséquences en sont : toujours plus d’exploitation par les hommes de l’Etat (l’impôt) ; la loi s’est détériorée à tel point que l’idée d’un corps de principes universels et immuables a disparu, pour être remplacé par l’idée de la législation, c’est-à-dire de la loi fabriquée, par opposition au droit découvert, et “donné” pour toujours ; et le taux social de préférence temporelle s’est accru (on sacrifie toujours davantage l’avenir au présent).
Un roi possédait un territoire, qu’il pouvait léguer à son fils, de sorte qu’il se souciait de préserver sa valeur. Un chef démocratique n’était et n’est qu’un gestionnaire transitoire, de sorte qu’il s’efforce d’accroître au maximum toutes sortes de recettes courantes de l’Etat aux dépens de la valeur en capital.
En voici quelques conséquences : à l’ère monarchique, avant la Première guerre mondiale, les dépenses de l’Etat comme proportion du PNB dépassaient rarement 5 %. Depuis, elles sont généralement montées à 50 %. Avant la Première guerre mondiale, l’Etat n’employait guère que 3 % de la main d’oeuvre totale. Aujourd’hui, c’est entre 12 et 15 %. L’ère monarchique était caractérisée par une monnaie-marchandise (l’or), et le pouvoir d’achat de la monnaie s’accroissait régulièrement. A l’inverse, l’ère démocratique est celle de la monnaie de papier, dont le pouvoir d’achat a constamment décrû.
Les rois s’endettaient toujours tant et plus, mais du moins, en période de paix, ils réduisaient généralement la charge de leur dette. La démocratie a poussé l’endettement de l’Etat, en paix comme en guerre, à des niveaux incroyables. Au cours de la période monarchique, les taux d’intérêt réels étaient progressivement tombés à quelque chose comme 2,5 %. Puis, les taux d’intérêt réels (taux nominaux déduction faite de l’inflation) sont montés à quelque 5% —un retour aux taux du XV° siècle.
Jusqu’à la fin du XIX° siècle, la législation n’a pratiquement pas existé. Aujourd’hui, en une seule année, on impose des dizaines de milliers de textes législatifs et réglementaires. Les taux d’épargne baissent alors que les revenus s’accroissent, et tous les indicateurs de la désintégration familiale et de la délinquance ne cessent de monter.
Tandis que, sous la férule démocratique, l’Etat prospérait à l’extrême et que, depuis qu’ils avaient commencé “à se gouverner eux-mêmes”, le sort des gens se détériorait considérablement, qu’est-il arrivé aux élites naturelles et aux intellectuels ? En ce qui concerne les premières, la démocratisation a réussi ce que les rois n’avaient qu’à peine entamé : la destruction finale de l’élite naturelle et de la noblesse. La fortune des grandes familles a été dispersée par des impôts confiscatoires, au cours de la vie et à l’occasion de la mort. Les traditions d’indépendance économique, de vision à long terme, d’exemple moral et spirituel que l’on trouvait dans ces familles ont été perdues et oubliées.
Il existe des hommes riches aujourd’hui, mais ils doivent souvent leur fortune, directement ou indirectement, aux hommes de l’Etat. De sorte qu’ils sont souvent encore plus dépendants de la perpétuation des faveurs de l’Etat que ne le sont bien des gens de moindre fortune. Ce qui les caractérise est de n’être plus les chefs de familles établies de longue date, mais des nouveaux riches. Leur conduite ne se caractérise ni par la vertu, ni par la sagesse, ni la dignité ni le goût, mais reflète la culture prolétarienne de masse, où la préférence pour l’immédiat voisine avec l’opportunisme et l’hédonisme, que les gens riches et célèbres partagent désormais avec tous les autres. De sorte que —et c’est heureux— leurs opinions n’ont pas plus de poids dans l’esprit du public que celles de la plupart des autres.
La démocratie a réalisé ce dont Keynes ne faisait que rêver : l'”euthanasie de la classe des rentiers”. L’affirmation keynésienne suivant laquelle “dans le long terme, nous sommes tous morts”, exprime parfaitement l’esprit démocratique de notre époque : l’hédonisme de l’immédiat. Alors qu’il est pervers de ne pas penser au-delà de sa propre existence, c’est un mode de pensée qui est devenu le plus courant. Au lieu d’anoblir les prolétaires, la démocratie a prolétarisé les élites. Elle a aussi perverti la pensée et le jugement des masses.
Cependant, alors que l’on détruisait les élites naturelles, les intellectuels se faisaient une situation de plus en plus brillante et influente dans la société. En fait, dans une large mesure, ils ont atteint leur but, pour devenir la classe dirigeante.
Il n’y a pratiquement plus d’économistes, de philosophes, d’historiens, ou de théoriciens sociaux de quelque valeur qui soient employés à titre privé par des membres de l’élite naturelle. Les quelques-uns qui lui restent, et qui auraient pu acheter leurs services, ne peuvent plus financièrement se les payer. Au contraire, les intellectuels sont désormais presque tous fonctionnaires, même s’ils travaillent pour des institutions ou des fondations officiellement privées. Presque complètement protégés des aléas de la demande (“titularisés”), leur nombre s’est spectaculairement accru et leurs émoluments dépassent en moyenne de beaucoup leur véritable valeur marchande. En même temps, la qualité de la production intellectuelle a constamment baissé.
Certes, il existe encore des esprits supérieurs et de grandes réussites intellectuelles. Mais il est de plus en plus difficile d’identifier les quelques pierres précieuses dans cette sentine débordante de pollution intellectuelle. Jetez un coup d’oeil aux revues de prétendue excellence en économie, philosophie, sociologie ou en histoire. Préparez-vous à être choqué —ou à vous marrer suivant votre tempérament.
Ce que vous y trouverez est principalement de la non-pertinence et de l’inintelligibilité. Bien pire, dans la mesure où la production intellectuelle actuelle serait si peu que ce soit applicable et compréhensible, elle est vicieusement étatiste. Il y a des exceptions ; mais dans la mesure où pratiquement tous les intellectuels sont employés dans les multiples ramifications de l’Etat, alors on ne devrait guère être surpris que la plupart de leur production surabondante, par action ou par omission, soit de la pure propagande étatiste.
Permettez-moi d’illustrer ce phénomène par un coup d’oeil sur ce qu’on appelle l’Ecole de Chicago : Milton Friedman, ses prédécesseurs, et sa suite. Dans les années 1930 et 1940, on tenait encore l’Ecole de Chicago pour gauchisante, et à juste titre, dans la mesure où Friedman, par exemple, était partisan d’une banque centrale et d’une monnaie de papier contre l’étalon-or. Il embrassait d’enthousiasme le principe de l’Etat-providence avec sa proposition d’un revenu minimum garanti (d’un impôt négatif sur le revenu), garantie dont il ne pouvait donner la borne supérieure. Il prônait un impôt progressif sur le revenu dans un but explicitement égalitaire (et il a personnellement contribué à mettre en oeuvre la retenue à la source). Friedman prenait à son compte l’idée suivant laquelle les hommes de l’Etat devraient lever des impôts pour financer la production de tous les biens qui avaient un effet de voisinage favorable, ou dont il pensait qu’ils auraient un tel effet. Ce qui implique, bien sûr, qu’il n’y a rien que les hommes de l’Etat ne puissent financer par l’impôt.
Par-dessus le marché, Friedman et sa suite étaient partisans de la plus insignifiante de toutes les philosophies superficielles : le relativisme moral et épistémologique. A les en croire, il n’existerait aucune vérité morale absolue, et nos connaissances factuelles, empiriques, ne seraient, au mieux, qu’hypothétiquement exactes. Mais jamais, bien entendu, ils ne seraient allés jusqu’à douter que l’Etat démocratique nous soit nécessaire.
Aujourd’hui, un demi-siècle plus tard, L’école de Chicago-Friedman, sans avoir pour l’essentiel modifié une quelconque de ses positions, passe pour être de droite et libérale. En fait, cette école définit la frontière de l’opinion respectable dans le sens de la Droite, que seuls franchissent les “extrémistes”. Vous pouvez mesurer quel changement les fonctionnaires ont amené dans l’opinion publique.
Ou alors, vous pouvez juger de cet indicateur-là : on appelle ça une “révolution” lorsque Newt Gingrich, Président de la Chambre des Représentants, approuve le New Deal et la retraite par répartition, et fait l’éloge de la révolution des “droits civiques”, c’est-à-dire du racisme et du sexisme institutionnels anti-Blancs* et de l’intégration forcée qui sont responsables d’une destruction presque complète des Droits de propriété privée, et de l’affaiblissement de la liberté des contrats, et de la liberté de s’associer et de ne pas s’associer.
Quelle sorte de “révolution” avons-nous lorsque les révolutionnaires acceptent d’enthousiasme les prémisses étatistes et les causes du désastre actuel ? A l’évidence, on ne peut appeler ça une “révolution” que dans un milieu intellectuel étatiste jusqu’à la moelle.
La situation paraît désespérée, mais elle ne l’est pas. Tout d’abord, il faut reconnaître que ça ne peut pas durer indéfiniment. L’ère démocratique ne saurait être appelée la “fin de l’histoire”, comme voudraient nous le faire croire les “néo-conservateurs” : car il existe aussi un aspect économique à ce processus.
Les interventions sur le marché aggraveront toujours forcément les problèmes qu’elles sont censées résoudre, ce qui conduit à toujours plus d’ingérences et de réglementations, jusqu’au point où nous en serons arrivés au socialisme pur. Si la tendance actuelle se prolonge, on peut prédire avec certitude que l’Etat-providence démocratique occidental s’effondrera comme les “républiques populaires” de l’Est à la fin des années 1980.
Cela fait des décennies que les revenus réels stagnent ou bien déclinent en Occident. L’endettement public et la charge des systèmes d'”assurance” sociale introduisent la perspective d’une implosion économique. En même temps, les conflits sociaux se sont multipliés à des niveaux dangereux.
Il est possible que l’on doive attendre une dégringolade économique pour que s’inverse la tendance actuelle à l’étatisme. Cependant, même dans ce cas catastrophique, on a besoin d’une autre solution. L’effondrement n’impliquerait pas forcément un retrait de l’Etat. Les choses pourraient aller encore plus mal.
En fait l’histoire récente de l’Occident ne présente que deux cas sans ambiguïté où les pouvoirs de l’Etat central ont été effectivement réduits, même si c’est seulement pour un temps, à la suite d’une catastrophe : en Allemagne de l’Ouest après la seconde Guerre mondiale grâce à Ludwig Erhard, et au Chili sous le Général Pinochet. Ce qui est nécessaire, en plus d’une crise, ce sont les idées —les bonnes— et des gens capables de les comprendre et de les mettre en oeuvre une fois que l’occasion se présente.
Cependant, si le cours de l’histoire n’est pas inéluctable, et il ne l’est pas, alors une catastrophe n’est ni nécessaire ni inévitable. Le cours de l’histoire est finalement déterminé par les idées, justes ou fausses, et par les hommes qui agissent à partir de ces idées vraies ou fausses qui les inspirent.
C’est seulement si ce sont les idées fausses qui dominent que la catastrophe est inévitable. En revanche, une fois que l’on adopte des idées justes et que celles-ci l’emportent dans l’opinion publique —et les idées peuvent, en principe, changer presque instantanément— aucune catastrophe n’a besoin d’arriver.
Ceci m’amène à traiter le rôle que les intellectuels doivent jouer dans le changement radical, fondamental et nécessaire dans l’opinion publique et au rôle que les membres des élites naturelles, ou ce qui peut en rester, devront aussi y jouer. Les exigences sont élevées de part et d’autre, et cependant, aussi élevées soient-elles, il faudra qu’ils les acceptent comme leur devoir naturel si nous voulons éviter une catastrophe ou pour nous en sortir avec succès.
Même si la plupart des intellectuels ont été corrompus, et sont largement responsables des turpitudes actuelles, il est impossible de faire une révolution idéologique sans eux. Le règne des intellectuels “publics” ne peut être brisé que par des intellectuels anti-intellectuels. Heureusement, les idées de la liberté personnelle, de la propriété privée, de la liberté des contrats et d’association, de la responsabilité personnelle et civile, du pouvoir étatique comme l’ennemi principal de la liberté et de la propriété, ces idées ne disparaîtront pas aussi longtemps qu’existera la race humaine, simplement parce qu’elles sont vraies, et que la vérité se défend d’elle-même. En outre, on ne fera pas disparaître les idées des penseurs du passé, qui ont exprimé ces idées-là.
Il n’en est pas moins tout aussi nécessaire qu’il y ait des penseurs vivants pour lire de tels livres, et pour rappeler, réaffirmer, réappliquer, affiner et proposer ces idées, et qui sont capables et désireux de leur donner une expression personnelle ; qui s’opposent ouvertement à leurs collègues intellectuels, qui les attaquent et les réfutent.
De ces deux exigences : la compétence intellectuelle et le caractère, c’est la seconde qui est la plus importante, particulièrement aujourd’hui. D’un point de vue purement intellectuel, les choses sont relativement simples. La plupart des arguments étatistes que nous entendons aujourd’hui à temps et à contretemps sont faciles à réfuter comme autant d’absurdités économiques et morales. En fait, plus je rencontre de ces “grands penseurs” au cours de mon existence, et plus je m’étonne de voir quels poids plume intellectuels ces gens sont en réalité.
Il n’est pas rare non plus de rencontrer des intellectuels qui ne croient pas en privé ce qu’ils affirment à grand fracas en public. Ils ne font pas que se tromper. Ils disent, ils écrivent délibérément des choses qu’ils savent être fausses. Ce n’est pas l’intelligence qui leur fait défaut ; c’est la morale. Ceci implique à son tour qu’il faut se préparer à combattre non seulement l’erreur mais le mal —et cela, c’est une tâche bien plus difficile et intimidante. En plus d’en savoir davantage, il faut être courageux.
Quand on est un intellectuel anti-intellectuel, il faut s’attendre à ce qu’on offre de vous acheter —et c’est extraordinaire de voir avec quelle facilité il est possible de corrompre certaines personnes : quelques centaines de dollars, un beau voyage, une photo prise avec les riches et les puissants, tout cela ne suffit que trop souvent pour amener les gens à se vendre. Il faudra rejeter ces méprisables tentations.
En outre, quand on combat le mal, on doit être disposé à accepter le fait qu’on n’atteindra probablement jamais la “réussite”. Il n’y a pas de richesses à gagner, pas d’avancement foudroyant, pas de prestige professionnel. En réalité, la célébrité intellectuelle doit être tenue dans le plus grand soupçon.
En fait, on ne doit pas seulement accepter le fait qu’on sera marginalisé par l’establishment universitaire ; il faudra accepter l’idée que vos collègues essaieront de vous couler par tous les moyens.
Regardez seulement Ludwig von Mises et Murray Rothbard : les deux économistes et philosophes de la société les plus grands du XX° siècle. Ils étaient tous deux fondamentalement inacceptables et inemployables par l’establishment universitaire. Et cependant, tout au cours de leur vie, ils n’ont jamais reculé d’un pouce. Ils n’ont jamais perdu leur dignité ni succombé au pessimisme. Bien au contraire, face à une adversité constante, ils sont demeurés intrépides et joyeux, travaillant à un niveau ahurissant de productivité. Ils se contentaient d’être dévoués à la vérité, et à rien d’autre qu’à la vérité.
C’est ici que ce qui reste des élites naturelles entre en jeu. En dépit de tous les obstacles, il fut possible à Mises et à Rothbard de se faire entendre. Ils n’étaient pas condamnés au silence. Ils enseignaient et publiaient quand même. Ils tenaient quand même des discours publics et leurs idées, leur clairvoyance étaient la nourriture morale de nombreuses personnes.
Cela n’aurait pas été possible sans l’aide d’autrui. Mises avait Lawrence Fertig et le William Volker Fund, qui payaient son salaire à New York University, et Rothbard avait le Mises Institute, qui lui donnait assistance, l’aidait à publier et à promouvoir ses livres, et fournissait le cadre institutionnel qui lui permettait de dire et d’écrire ce qu’il était nécessaire de faire savoir, et qu’il n’est plus possible de propager au sein du milieu universitaire ou des média officiels, étatistes, de l’establishment.
Au temps où l’esprit de l’égalitarisme n’avait pas encore détruit la plupart des gens indépendants par la fortune et par l’esprit, ce devoir de soutenir les intellectuels impopulaires était assumé par des particuliers. Mais qui, de nos jours, peut se permettre à lui tout seul d’employer un intellectuel à titre privé, en tant que secrétaire personnel, conseiller ou précepteur de ses enfants ? Et ceux qui en ont les moyens sont, plus souvent qu’à leur tour, profondément compromis dans le concubinage toujours plus pervers entre les hommes de l’Etat totalitaire et la haute finance, et ils font la promotion de ces mêmes crétins intellectuels qui dominent l’Université. Pensez seulement à Rockefeller et à Kissinger, par exemple.
De sorte que le devoir de soutenir et de maintenir en vie les grandes vérités de la propriété privée, de la liberté des contrats, de la liberté de s’associer (et de se dissocier) et de la responsabilité personnelle, le soin de combattre les erreurs, les mensonges et la perversion de l’étatisme, du relativisme, de la corruption morale et de l’irresponsabilité, ne peuvent désormais être assumés que collectivement, en mettant en commun les ressources et en soutenant des organisations telles que le Mises Institute, association indépendante de promotion des idées, consacrée aux valeurs qui sous-tendent la civilisation occidentale, sans compromis et fort éloignée, aussi bien intellectuellement que physiquement, des corridors du pouvoir. Le Mises Institute n’est rien de moins qu’un îlot de rigueur intellectuelle et morale dans un océan de perversion.
Certes, l’obligation première de tout homme honnête existe envers lui-même et sa famille. Il doit gagner le plus d’argent possible —sur le marché libre, c’est-à-dire par des moyens honnêtes— car dans ce cas, plus il aura “fait” d’argent, et plus il aura rendu de services à son prochain.
Mais ça ne suffit pas. Un intellectuel doit servir la vérité, que cela paie ou non à court terme. De même, l’élite naturelle a des obligations qui s’étendent bien au-delà d’eux-mêmes et de leur famille.
Plus ses membres réussissent financièrement ou professionnellement, plus leur succès est reconnu, et plus il est important qu’ils donnent l’exemple : qu’ils s’efforcent de se conformer aux exigences les plus hautes de la conduite morale. Cela implique qu’ils acceptent comme un devoir —noblesse oblige— de soutenir ouvertement, fièrement et aussi généreusement qu’ils le peuvent les valeurs qu’ils reconnaissent comme justes et bonnes.
En retour ils reçoivent l’inspiration, la nourriture, la force intellectuelle, sachant en outre que leur nom vivra à jamais comme celui de personnages hors du commun qui se sont élevés au-dessus de la masse pour offrir une contribution durable à l’humanité. Avec le soutien de l’élite naturelle, le Mises Institute peut être un organisme puissant, un modèle pour la restauration d’un enseignement authentique, une quasi-université pour l’enseignement et l’excellence, à laquelle vous pourriez confier vos enfants, et auprès de laquelle vous pourriez embaucher vos collaborateurs.
Même si nous n’assistons pas au triomphe de nos idées au cours de notre vie, nous saurons, et serons éternellement fiers de savoir que nous leur avons tout donné, et que nous avons fait ce qu’il était du devoir de toute personne honnête de faire.
* Titre original : “Natural Elites, the Intellectuals and the State“, discours prononcé à San Francisco, Californie pour le Supporters’ Summit de 1995 du Ludwig von Mises Institute.
Hans-Hermann Hoppe est Professeur d’Economie à l’Université du Nevada à Las Vegas, Senior Fellow du Ludwig von Mises Institute et Rédacteur en chef adjoint de la Review of Austrian Economics. Il a reçu son doctorat en Philosophie et son Diplôme post-doctoral de la Göthe Universität de Francfort. Il est l’auteur, entre autres, de Anarchie, Eigentum und Staat, A Theory of Socialism and Capitalism et de The Economics and Ethics of Private Property.
Ludwig von Mises Institute, Auburn, Alabama 36849-5301.
Tél. 19-1-334-2500 Fax : 19-1-334-2583. e-mail : lvmises@mail.auburn.edu
** J’ajoute cette précision, l’élimination de la concurrence par la violence monopolistique étant toujours partielle. La concurrence entre les systèmes politiques demeure le garde-fou essentiel contre les abus des hommes de l’Etat ; mais plus l’Etat est étendu, et plus il peut abuser de son pouvoir (cf. H. H. Hoppe : “Against Centralisation”, Salisbury Review, juin 1993, pp. 26-28, en allemand sous le titre “Wirtschaftliche Kooperation statt politische Zentralisation” dans la Schweitzer Monatshefte de mai 1993, pp. 365-371) [F. G.].
*** N’ayant aucune raison de reprendre à mon compte les euphémismes sournois des hommes de l’Etat démocrate-social, je traduis “affirmative action” par “racisme et sexisme institutionnels anti-Blancs”, parce que c’est de cela qu’il s’agit [F. G.]