This is an online version of Professor Hoppe’s paper “L’Europe De L’Apres-Communisme: Émigration, Integration Et Balkanisation,” traduit par Jakob Arfwedson, with a Foreword by Henri Lepage (Paris: Institut Euro 92, 1993); it is also available in pdf; doc.
This paper appears to be a French translation of an Italian version, “Migrazione, centralism secessione nell’Europa e contemporanea,” Biblioteca della Libertà n. 118, July-September 1992 (“Migration, centralism and Secession in Contemporary Europe”). Pascal Salin’s response thereto is here.
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Émigration et balkanisation
Hans-Hermann Hoppe, traduit par Jakob Arfwedson pour l’Institut Euro 92
Au lendemain de l’effondrement du socialisme en Europe de l’Est, nous assistons à un mouvement de migration de masse qui n’a jamais eu d’équivalent exceptés les mouvements de population du 5ème siècle, après la chute de l’Empire romain. Aujourd’hui, des millions de gens se déplacent vers l’Ouest : Albanais, Bulgares, Roumains, Croates, Slovènes, Macédoniens, Hongrois, Tchèques, Slovaques, Arméniens, Ukrainiens, Baltes, Polonais, Russes et, sur leurs traces, une multitude de réfugiés asiatiques et africains.
En 1990, près d’un million de personnes ont rejoint l’Allemagne, le pays le plus prospère et donc la destination la plus attractive en Europe, mais le phénomène concerne toute l’Europe occidentale, de la Finlande à la Grèce. Il est d’ailleurs probable que l’immigration d’Europe de l’Est augmentera encore, surtout si le gouvernement russe décide d’accorder à l’ensemble de ses citoyens des passeports leur permettant de voyager librement. Dans ce cas, on estime le nombre d’émigrants soviétiques pour la décennie à venir entre 5 à 40 millions de personnes[1]…
Les causes de l’immigration
Plusieurs raisons sont susceptibles de pousser les populations à rester sur place ou à émigrer vers des destinations lointaines. Le revenu futur qu’ils peuvent espérer en un endroit donné estprobablement l’un de ces critères : toutes choses égales par ailleurs, les gens se déplacent vers les lieux où les espérances de revenu sont les plus élevées. C’est pourquoi les schémas de migration sont très importants dans toute analyse comparative des systèmes économiques. Cependant, de telles statistiques ne révèlent de jugement de valeur sur un système économique que si les mouvements de population ne sont soumis à aucune restriction. Dès lors que l’émigration et/ou l’immigration est contrôlée, les statistiques ne renvoient qu’une image déformée des réalités. Elles restent pertinentes tant qu’elles reflètent effectivement des mouvements migratoires, à condition de les corriger en fonction de la législation en vigueur et de ses principes d’application.
L’exode actuel des habitants d’Europe de l’Est donne unedernière fois une preuve spectaculaire de l’échec du socialisme, que ses victimes renient aujourd’hui. Ce régime, qui remplaçait la propriétéprivée de la quasi-totalité des facteurs de production par la propriété collective, supprimait ainsi tout marché. Il s’ensuit qu’il n’y avait aucun prix de marché pour les biens de production, ce qui empêchait tout véritable calcul économique. Résultat : jamais les investissements n’y sont [p. 2] efficacement affectés.
D’autre part, avec la propriété collective, comme les gains et les pertes de la production sont socialisés, les producteurs n’ont aucun intérêt à améliorer leur production ni à faire un usage plus économique des facteurs de production : au contraire, c’est un système qui encourage la fainéantise et la négligence.
En outre, lorsque les facteurs de production sont collectivisés, personne ne peut déterminer, indépendamment des autres, ce qu’il faut faire de tel ou facteur de production donné (ce que permet le régime de la propriété privée).
Pire, toute décision concernant ce qu’il faut produire, où, et comment, devient une affaire politique et nécessite un mécanisme de décision collective, ce qui crée inéluctablement des “gagnants” et des “perdants”.
La fuite des peuples d’Europe de l’Est est une réaction contre la paupérisation et la perte totale d’indépendance par rapport au pouvoir politique, produit du socialisme[2].
La cause profonde : le socialisme
Sil’on en juge par les statistiques de l’émigration, il ne s’est pasécoulé un seul jour depuis l’avènement du socialisme en Russie en 1917, et en 1945 en Europe de l’Est, sans que l’échec du socialisme n’apparaisse de façon patente. Et plus le système socialiste se prolongeait, plus son échec devenait manifeste.
Etant donné l’Allemagne est désormais réunifiée et qu’il n’y a plus de frontières, a fortiori linguistiques, entre les deux parties du pays, l’exemple de l’Allemagne orientale est le plus instructif. Après moins de 15 ans de socialisme, quelque 4millions d’Allemands de l’Est (soit 20% de la population) avaient quitté le pays pour la RFA.
Ce flot croissant d’immigrants atteignait déjà plus de 1000 personnes par jour (soit une diminution annuelle de la population de 3%) lorsque, le 13 août 1961, le régime est‑allemand fut contraint de fermer ses frontières ‑occidentales sous peine de s’effondrer sous son propre poids. Auparavant, si l’émigration était considérée comme un crime (“fuite de la République”) et punie par la confiscation de toute propriété “abandonnée”, ilétait toujours possible de s’échapper, puisque le passage de Berlin‑Est à Berlin‑Ouest était resté assez facile.
C’est donc pourquoi, pour empêcher sa population de fuir le socialisme, le gouvernement est‑allemand avait fait construire le long de ses frontièresune barrière fortifiée infranchissable : fils de fer barbelés, barrièresélectriques, champs de mines, fusils d’assaut, miradors, etpatrouilles militaires armées jusqu’aux dents ‑ sur 160 kilomètres autour de Berlin‑Ouest et sur près de 1 500 kilomètres le long de la frontière avec la RFA.
Dans les autres pays d’Europe de l’Est, l’évolution était assez semblable à celle de la RDA. Tous les pays socialistes avaient subi cette hémorragie migratoire ; c’est pourquoi, au milieu des années 1960, sous l’impulsion de l’état soviétique et de concert avec les dispositions prises par la RDA, l’Europe de l’Est (à l’exception partielle de la Yougoslavie) s’était transformée en un gigantesque camp d’emprisonnement[3].
[p. 3] Pendant plus de deux décennies, on est donc parvenu à dissimuler l’échec du socialisme.
Cependant, l’émigration (bien que minime) persistait en dépit de ces conditions draconiennes. Et le flux a repris progressivement jusqu’à la fin des années 80. le déclin économique aidant, l’empire soviétique a perdu sa suprématie militaire et les forces “réformistes” se sont alors emparées du pouvoir en URSS, en Hongrie et en Pologne, et ont assoupli un tant soit peu les politiques d’émigration[4].) le mouvement a continué de plus belle et il n’y a pas lieu de supposer qu’il se* modifie dans un avenir proche. Car, malgré les désordres politiques à travers l’Europe de l’Est depuis 1989, la cause profonde de l’exode ‑-le socialisme-‑ perdure en grande partie.
Dans l’ex‑URSS, Roumanie, Bulgarie, ex‑Yougoslavie et en Albanie, ce sont toujours à des gens issus de l’ancien système qui détiennent le pouvoir. Et même s’ils ne sont plus communistes, plutôt que de privatiser tout tout de suite, et de créer une zone franche faiblement fiscalisée en Europe orientale, les gouvernements polonais, tchécoslovaque, hongrois et même allemand entendent progressivement transformer le socialisme soviétique en un socialisme occidental (I’Etat‑Providence) qui, malgré les différences, n’est en définitive qu’un autre avatar de l’idée socialiste. Une telle démarche est malheureusement la meilleure façon de conserver le fossé entre l’Est et l’Ouest[5].
L’Est s’ouvre, l’Ouest se ferme
Si l’on ne réagit pas, l’exode actuel se poursuivra jusqu’à ce que la perte de main-d’oeuvre devienne telle que les gouvernements postcommunistes d’aujourd’hui tombent et que le socialisme soit définitivement déraciné. Cela est toutefois peu probable, vu les multiples interventions dont les mouvements de population font l’objet. Mais ce ne sont plus les gouvernements de l’Est qui prennent l’initiative, même s’ils continuent d’empêcher leurs citoyens de partir. En effet, le pouvoir étatique a une si faible légitimité aux yeux des populations que les gouvernements ne pourraient se permettre de retourner à la situation antérieure. D’ailleurs, les moyens d’un tel retour en arrière – le acte de Varsovie – n’existent plus. Aujourd’hui, ce sont donc plutôt les gouvernements de l’Europe occidentale qui tentent d’empêcher une telle hémorragie, en renforçant leurs propres politiques de contrôle de l’immigration.
L’entrée dans les pays d’Europe de l’Ouest est déjà extrêmementdifficile. Plus le processus d’intégration de la CEE avance, plus les migrations sont libéralisées au sein même de l’Europe des Douze, maisaussi plus les conditions d’admission des “non‑Européens” sont strictes. On exige des permis de travail que les étrangers n’ont aucune chance
d’obtenir, même avec l’accord des employeurs ou même si l’immigrant dispose de moyens pour travailler à son propre compte. les permis de travail s’accordent à la discrétion du gouvernement, en petit nombre, et sont le plus souvent réservés aux individus classés demandeurs d’asile [p. 4] politique”. Cela signifie qu’il faut prouver que l’on vient d’un pays officiellement reconnu comme “mauvais” et que l’on a été ‘persécuté politiquement” (alors que toute raison “économique” pour demander le droit d’asile est considérée comme étant non valable)[6].
En dépit de ces restrictions, l’ensemble des pays d’Europe occidentale hébergent un nombre considérable d’immigrés clandestins qui, menacés d’expulsion, mènent une vie souterraine et forment un “sous‑prolétariat” croissant.
Face à la montée de l’immigration, les gouvernements d’Europe occidentale adoptent des mesures plus restrictives : la Pologne, la Tchécoslovaquie et la Hongrie ne font ainsi plus partie des “mauvais” pays, ce qui empêche désormais leurs citoyens d’obtenir le statut de réfugié politique ou un permis de travail. L’Autriche a de même rayé la Roumanie de sa liste.
Sous la direction des signataires de l’accord de Schengen –Allemagne, France, Belgique, Pays‑Bas, Luxembourg et Italie obligations de visa de tourisme ont été étendus jusqu’à inclure pratiquement toutes les nations non occidentales, afin d”‘harmoniser” les lois sur l’immigration en Europe occidentale.
La Norvège et la Finlande ont renforcé leurs contrôles frontaliers avec l’ex‑Union soviétique.
L’Autriche emploie depuis peu des patrouilles militaires à la frontière austro-hongroise.
La marine italienne arrête les réfugiés albanais traversant l’Adriatique. Soutenus par l’Ouest, une ferveur anti‑immigration s’est répandue à l’Est. le gouvernement polonais a ainsi restreint l’accès aux Roumains, et dans un traité avec les six pays signataires de l’accord de Schengen, il s’engage à contenir l’immigration soviétique (moyennant quoi les Polonais seront exempts de visa dans les pays d’Europe occidentale). de même, la Hongrie et la Tchécoslovaquie ont durci les formalités pour les Roumains et les Soviétiques, et le gouvernement tchécoslovaque a rendu l’entrée des Polonais plus difficile
L’immigration : une source de richesse
Il est facile de comprendre pourquoi les gouvernements veulent stoper l’émigration, puisque chaque personne productive qui émigre représente une perte de revenus imposables. En revanche, la volonté d’empêcher l’immigration est plus difficile à expliquer : tout producteur supplémentaire n’est‑il pas une nouvelle source de revenus pour l’État?
Certes, tout flux d’immigration sur un territoire donné abaisse le niveau moyen des salaires, mais il accroît le revenu par tête, tant que la population globale demeure en‑dessous de son volume “optimal” (ce qui reste
incontestablement le cas en Europe occidentale, même si les estimations d’immigration les plus massives se réalisaient). L’augmentation de la population entraîne une expansion et une intensification de la division
du travail, une productivité accrue du travail et donc globalement un niveau de vie plus élevé.
[p. 5] Et c’est ce qu’illustre parfaitement le développement dans Europe occidentale de l’après‑guerre.
A la fin des années 1960, la population en RFA et en France avait augmenté de plus de 20%, et celle de l’Italie (troisième pays européen) d’environ 15%[7].
A la suite de cette expansion démographique, l’Italie, la France et la RFA ont connu une période de croissance économique sans précédent, avec des taux de croissance supérieurs à tous les pays comparables (à l’exception du Japon) et un revenu par tête sans cesse plus élevé. la RFA, le pays le plus avancé, a réussi à intégrer des millions de réfugiés est‑allemands et d’ouvriers des pays d’Europe du Sud. Au début des années 1960, la population active s’y était accrue d’environ 8 millions de personnes (soit plus de 60%), alors que le taux de chômage tombait de 8% en 1950 à moins de 1%. de 1948 à 1960, la masse salariale globale avait triplé, et les salaires faisaient plus que doubler en valeur constante. le taux de croissance annuel avait augmenté jusqu’à près de 10%. la production industrielle a quadruplé, le PNB par tête a triplé, et les Allemands de l’Ouest sont devenus l’un des peuples les plus prospères du monde.’)
Cependant, à la fin des années 1980, les économies d’Europe occidentale n’étaient plus ce qu’elles avaient été au lendemain de la Seconde guerre mondiale. L’expansion a cédé la place à la stagnation ; au lieu de contribuer à un nouveau bond en avant, la croissance de la population menaçait maintenant d’entraîner la faillite de l’Etat‑Providence occidental, après avoir révélé l’échec du socialisme russe.
De la crise au “miracle” économique
L’entre‑deux‑guerres en Europe occidentale s’était caractérisé par une stagnation économique due à l’inflation, l’expansion du crédit et la désintégration monétaire ‑- la destruction de l’étalon‑or au début des années 1930-‑ un protectionnisme accru, la cartellisation de l’industrie, la législation du travail, la socialisation de l’investissement et l’expansion du secteur public.
La Seconde guerre mondiale avait accéléré ce mouvement, y ajoutant la destruction à grande échelle et les millions de morts… Elle laissait l’Europe de l’Ouest au bord de la ruine.
A la fin de la guerre, l’Italie était quasiment un pays sous–développé, à peine touché par la Révolution industrielle et extrêmement pauvre. Alors que sa population avait quelque peu augmenté entre les deux guerres, la situation économique catastrophique du pays avait engendré une émigration persistante, principalement vers le continent américain. En 1946, le PIB italien était de 40% moindre qu’en 1938, ce qui signifiait un retour à la situation d’avant la Première guerre mondiale.
En valeur constante, les salaires étaient tombés à 30% de leur valeur de 1913.
Quoique plus industrialisée et plus prospère que l’Italie, la France demeurait une société rurale. Depuis 50 ans, sa population stagnait, voire [p. 6] avait diminué au cours des années 1930, ce qui réduisait la division du travail. la moitié de la population vivait dans de petites communautés rurales, et quasiment un tiers de la population active travaillait dans l’agriculture, pour la plupart dans de petites exploitations.
En 1946, le PNB français n’était plus que la moitié de sa valeur de 1938.
L’Allemagne, le pays le plus industrialisé des trois grandes puissances continentales avant la Première guerre, avait renforcé sa position pendant l’entre-deux-guerres. Elle avait pourtant été dévastée parl’hyperinflation des années 1920 et la grande crise des années 30. Tout au long de cette période et jusqu’au milieu des années 30, où l’introduction d’un système économique planifié régla le problème par la méthode forte, l’Allemagne connut un chômage massif (avec un taux maximum de plus de 40% de sans‑emploi en 1932). Sa population avait cessé de croître; même en 1938, les salaires réels n’avaient pas encore retrouvé leur niveau d’avant 1914. En 1946, le pays était dans un état de délabrement total : un quart des logements avait été détruit, le PNB ne représentait même pas un tiers de son volume de 1938 et un quart de la population était employé dans l’agriculture. le pays subsistait difficilement. L’Allemagne était retournée à une économie de troc.
Une renaissance libérale
La fin de la Seconde Guerre mondiale signifie le retour au libéralisme économique.
Les artisans du “miracle” Einaudi (Italie) Erhard (RFA) et Rueff (France)
On comprend mal, par conséquent, ce qui a permis le rétablissement rapide de l’Europe de l’Ouest après les ravages de la guerre, et le retour aux conditions d’une croissance économique dynamique, oubliée depuis la Première guerre mondiale (accroissement démographique et hausse du revenu par tête) En fait, il semble bien que ces changements spectaculaires proviennent d’un revirement décisif de la politique économique. L’entre‑deux‑guerres, marqué par les idées national‑socialistes et internationalistes, fascistes et corporatistes, avait été accompagné d’une expansion continue du contrôle de l’Etat sur l’économie, grâce à la nationalisation discrète mais efficace des droits de propriété. Or, à la fin de la Seconde guerre mondiale, en Allemagne et en Italie, puis en France avec la fondation de la 5ème République, les “vieilles” idées libérales du début du siècle refirent surface. On redécouvrait les vertus de la stabilité et de l’intégration monétaires, ou même de l’étalon‑or, du libre‑échange, de la déréglementation, de la liberté contractuelle et du développement du secteur privé … Ces idées ont alors influencé l’orientation des politiques économiques, ce qui a permis de “reprivatiser” la vie économique.
En Italie, ce retour aux conceptions libérales de la politique économique fut entrepris par Luigi Einaudi (1874‑1961), successivement Gouverneur de la Banque d’Italie (1945), Vice‑Premier Ministre et Ministre du Budget (1947), et enfin premier Président de la nouvelle République italienne (1948‑1955). En Allemagne, Ludwig E rhard (18971977), Directeur économique des zones d’occupation américaine et
[p. 7] britannique (1948), puis Ministre de l”Economie de la nouvelle République fédérale d’Allemagne (1949‑1963) et enfin Chancelier (19631966) en fut le principal artisan. En France, ce fut le Conseiller économique principal du président Charles de Gaulle, Jacques Rueff (1896‑1978), qui joua ce rôle. Ces trois hommes étaient tous des économistes de métier formés avant l’époque keynésienne. Chacun d’eux était d’ailleurs directement ou indirectement influencé par l’école autrichienne de sciences économiques, et notamment par Ludwig von Mises. Ouvertement critiques envers les doctrines keynésiennes inflationnistes et l’investissement socialisé, ils ont réussi à réduire ou arrêter l’inflation, limiter ou éliminer les contrôles des changes, et à imposer la Lire, le Deutsche mark et le Franc comme des monnaies fortes. Ils ont aboli ou allégé les droits de douane et les quotas d’importation, les contrôles des prix, éliminé ou réduit les barrières au libre‑échange et allégé la fiscalité et les dépenses publiques pour encourager la production, la concurrence et le secteur privé.
Le retour à l’interventionnisme
Alors que ces politiques ont donné lieu au fameux “miracle”
économique de l’après‑guerre et ont transformé l’Italie, l’Allemagne et
En échange de leurs la France en des sociétés industrielles modernes (avec des populations
votes, les socialistes actives en expansion et un revenu par tête toujours croissant) 10), les
ont obtenu la protec‑ idées libérales qui les ont inspirées n’ont pas résisté longtemps. Le
tion sociale ………………………….. penchant “naturel” de tout Etat et de ses représentants à accroître ses
revenus, ses dépenses et/ou ses moyens de contrôler l’économie, est
réapparu. Entre 1965 et 1975, la politique économique a une fois de plus
changé de cap. Contraints par des élections démocratiques et pluralistes,
les gouvernements ouest‑européens ont échangé la hausse des impôts et
l’utilisation de la planche à billets à leur avantage contre la distribution
d’avantages législatifs au profit de certains groupes de pression. Ainsi
l’Europe occidentale est revenue à des politiques plus interventionnistes
dans les domaines du droit et de la propriété privée comme du libre
échange, alors même que cet interventionnisme leur avait été si
préjudiciable pendant l’entre‑deux‑guerres.”)
Pour répondre aux attentes du vote socialiste ‑égalitariste, les
pouvoirs publics ont ainsi mis l’accent sur des programmes publics de
… et les conservateurs “protection sociale” et ajusté le budget en conséquence.
De même, en
la protection de “échange” du vote conservateur, il fallait accroître la réglementation
l’industrie. industrielle et la protection de l’entreprise. de plus, à commencer par le
Traité de Rome de 1957, la politique d”‘intégration européenne” et la
fondation de la CEE ont permis aux 6 Etats membres de l’époque de
coordonner et d’harmoniser leurs structures d’imposition, de
réglementation et de protection sociale. En nivellant ainsi la
réglementation par le haut, on éliminait toute raison économique aux
mouvements de personnes et de capitaux au sein de la Communauté, ce
qui permettait ensuite d’abolir “généreusement” toutes les restrictions
[p. 8] physiques à de tels mouvements, comme les contrôles frontaliers.
Au début des années 1980, les dépenses publiques totales avaient
atteint 50 % du PNB, au lieu de diminuer comme au lendemain de la
Seconde guerre mondiale. Aidés par l’abolition des derniers restes de
l’étalon‑or international en 1971, les taux d’inflation en Europe
occidentale au cours des années 1970 et 80 étaient le plus souvent deux
fois plus* élevés que ceux qui avaient marqué les deux décennies
précédentes. Au début, la hausse non‑anticipée de l’inflation a engendré
quelques courtes périodes de prospéritê illusoire. Mais ces “booms”,
fondés sur du papier‑monnaie, se soldaient inéluctablement par des crises
de liquidités et une récession. Lorsque les gens ont fini par anticiper les
hausses d’inflation, cela a amené la stagflation. les taux de croissance
annuels sont tombés d’environ 5% pendant les années 50 et 60 à la
Les années 1960 moitié pour la décennie suivante. les années 80 ont en fait été marquées
épargne importante et par une croissance négative, ou au mieux nulle. de la même façon les
revenus croissants. taux de chômage, très faibles ou en diminution pendant les années 50 et
60, ont augmenté continuellement au cours des années 70 pour atteindre
dans les années 1980 un niveau élevé à peu près stable d’environ 10%.
Au lieu de croître comme avant, l’emploi stagnait voire diminuait.
Or, les migrations en constante expansion au sein de l’Europe
occidentale ‑ le plus souvent du Sud au Nord ‑ se sont arrêtées dans les
années 70. Si bien qu’au cours des années 1980, le nombre de
travailleurs immigrés originaires d’Europe du Sud a diminué.
Simultanément, le taux de préférence pour le présent (le degré auquel on
préfère consommer aujourd’hui plutôt qu’épargner et consommer
demain) a augmenté sensiblement. En effet, malgré un faible niveau de
vie initial (mais avec des revenus croissants) le taux d’épargne des
Les années 1980 Européens de l’Ouest jusque dans les années 60 (en particulier en Italie,
épargne en baisse et en Allemagne et en France) était exceptionnellement élevé, atteignant
salaires réels en parfois plus de 20% du revenu disponible. Au monde, seuls les Japonais
stagnation. épargnaient plus. Cependant, de 1970 à 1990, alors que le niveau de vie
avait sensiblement progressé (mais avec des salaires réels en
stagnation), ce taux d’épargne a sérieusement décliné (sauf en Suisse).
L’Etat‑Providence, premier obstacle à l’immigration
En période de chômage chronique, le flot d’immigrants d’Europe
de l’Est était, et reste une menace pour la stabilité des démocraties
occident‑ales. Il semble bien que les restrictions à l’immigration soient
donc l’unique planche de salut.
En l’état actuel des politiques économiques, il est impossible de
libérer l’immigration et d’accorder automatiquement aux résidents
étrangers le statut et les droits des citoyens du pays d’accueil (excepté
peut‑être le droit de vote et l’éligibilité En effet, l’accès au marché du
travail est verrouillé par des régimes salariaux rigides, résultats de
[p. 9] conventions collectives et de la présence de multiples privilèges
syndicaux. D’autre part, la législation censée protéger les affaires conduit
en réalitk à compliquer l’entrée sur le marché de nouveaux employeurs,
en augmentant sans cesse les charges obligatoires. Dans ces
circonstances, une immigration libre accroîtrait immédiatement le
nombre des chômeurs et renforcerait la demande d’allocations et de
subventions en tous genres. Pour assurer leur financement, il faudrait
alors laisser les impôts et/ou l’inflation augmenter. Or, si l’on imposait
encore davantage les entreprises privées, les économies occidentales, déjà
épuisées s’écrouleraient. 12)
Il ne serait pas viable non plus de laisser les immigrants venir
pour ensuite soit leur refuser le permis de travail, soit les exclure du
système de protection sociale. Une telle solution ne ferait qu’alimenter
l’économie souterraine. D’une part, cela ferait baisser la productivité
relative de l’économie ouverte et donnerait lieu à des dépenses publiques
plus élevées. D’autre part, une telle voie conduirait à créer une société
de classes de résidents ‑ ou de castes ‑ légalement distinctes, et à nourrir
le développement de sentiments nationalistes ou racistes. Cette situation
pourrait facilement dégénérer. Elle est donc “politiquement” impensable.
Par ailleurs, il est également impossible, ou dangereux, de
proposer un havre de protection, tout en permettant en même temps de
dénationaliser la vie économique et de démanteler l’Etat‑Providence. Un
tel revirement politique assurerait l’intégration des immigrants d’Europe
de l’Est, augmenterait le niveau de vie général, et peut‑être aussi les
revenus fiscaux globaux (si les entrepreneurs réagissaient de manière
“élastique” aux réductions de la pression fiscale et réglementaire).
Toutefois, chaque gouvernement d’Europe occidentale qui tenterait de
mettre en oeuvre une telle politique se heurterait rapidement à des
difficultés importantes, car ses effets bénéfiques ne se manifestent pas
immédiatement.
Dans un premier temps, elle conduirait au contraire à une série de dérèglements (chômage accru, faillites, etc).
Le succès d’une telle politique de réforme (du point de vue du gouvernement) dépendrait du taux de préférence pour le présent des citoyens et du contrôle relatif… exercé par la majorité sur ledit gouvernement. En ce qui concerne ces deuxfacteurs déterminants, les perspectives de réussite sont incertaines. Il se trouve en effet que les gouvernements d’Europe occidentale sont soumis à des consultations électorales régulières (locales, nationales et fédérales), les hommes politiques démocrates ont donc un planning relativement court
et ils attachent un maximum d’importance aux conséquences à court terme de leurs actions. En outre, les électeurs, qui votent pour ou contre les hommes politiques, sont eux aussi plus sensibles au court terme. C’est dire que leur taux de préférence pour le présent a augmenté à mesure que les dispositions de l’Etat‑Providence proscrivaient les initiatives privées.
Etant donné leurs propres politiques, les gouvernements craignent alors que les électeurs n’aient pas la patience d’attendre qu’apparaissent les avantages des [p. 10] réformes libérales, mais votent au contraire contre eux.
Aux yeux du gouvernement, la solution la moins déstabilisante est alors de laisser les affaires intérieures en l’état et de durcir les restrictions qui frappent l’immigration. Une fois de plus, cela démontre la faillite de l’Etat‑Providence occidental comme modèle universel. Non seulement cette démarche est économiquement inefficace et réduit en fait le niveau de vie des nationaux comme des étrangers; c’est également une décision immorale, car elle interdit aux nationaux et aux étrangers de conclure certains accords mutuellement avantageux relatifs à leur propriété. Si l’on oblige des immigrants potentiels à rester où ils sont, onapporte implicitement son soutien à certains régimes les plusd’Europe de l’Est. Pourtant, des mesures immorales, quoique “légales” caractérisent l’agenda des gouvernements depuis longtemps, sans que les gens protestent vraiment. Lorsque les étrangerssont les seules victimes, le renforcement des contrôles frontaliers est une mesure populaire ; le gouvernement en a besoin pour obtenir le pardon des citoyens pour le soutien qu’il accorde ainsi à certains régimes.
Si protestations il y a, elles ne viennent que du camp du libéralisme classique : il existe un certain nombre de défenseurs isolés des principes ibéraux, mais nulle part en Europe occidentale il n’existe de mouvement idéologique populaire libéral.
La mort lente du libéralisme
En fait, le libéralisme classique était mort depuis longtemps en tant que mouvement
politique ; la période de libéralisations, au
lendemain de la Seconde guerre mondiale en Europe occidentale, en
particulier en Italie, en RFA et en France, n’est qu’une “aberration”
passagère dans un long processus de décadence ‑ le résultat de
circonstances fortuites plutôt que de raisons systémiques. 11)
Le déclin du libéralisme classique a commencé avant la Première
guerre mondiale. Il focalisait son attention sur la notion de propriété
privée comme première condition de la liberté de l’homme et de la
prospérité. En conséquence il s’opposait à toute interférence, étatique ou
autre, avec les droits de propriété. l’État, s’il est vraiment nécessaire,
devait être minimal, chargé exclusivement de protéger les droits de
propriété du citoyen ‑ c’était l’Etat‑gendarme. le mouvement libéral du
XIXème siècle a commis l’erreur de croire qu’il était possible de
promouvoir cet objectif en apportant son soutien aux causes
républicaines (contre les royalistes) et aux causes démocratiques (contre
les aristocrates). Malheureusement, les républicains n’ont fait que
favoriser le nationalisme ; en y adhérant le libéralisme, alors qu’il est par nature universaliste et internationaliste, est progressivement devenu
nationaliste. D’autre part, les libéraux européens ont soutenu la
démocratisation au XIXème siècle, c’est‑à‑dire l’extension progressive du
[p. 11] droit de vote des propriétaires aux prolétaires, mais cela n’a fait que
contribuer à l’essor des partis “socialistes‑égalitaristes” et des partis
conservateurs‑protectionnistes, et supprimait ainsi la base de ce
mouvement libéral.
Le déclenchement de la Première guerre mondiale a accéléré la
perversion du libéralisme en doctrine nationaliste ; et au lendemain de
la guerre ‑ entraînant la chute des dynasties de Russie, d’Allemagne et
d’Autriche‑Hongrie vaincues, puis le coup d’Etat bolchévique en Russie
le libéralisme d’Europe occidentale a littéralement disparu en tant que
mouvement politique. la menace de la Révolution soviétique et d’une
épidémie de “dictatures du prolétariat”, soutenu par un puissant courant
socialo‑communiste, a provoqué une réponse “bourgeoise” tout aussi
radicale sous forme de partis nationaux‑socialistes et fascistes. la lutte
de plus en plus violente entre ces différentes forces socialistes s’est
soldée par la victoire de la tendance nationaliste. Par la même occasion,
le mouvement libéral fut pulverisé.
La défaite militaire du national‑socialisme en Allemagne et en
Autriche, et du fascisme en Italie mit l’Europe occidentale sous le
contrôle quasi‑total des Etats‑Unis. On restaura ainsi partout en Europe
un régime républicain, démocratique et anti‑monarchique (la
Serbie‑Yougoslavie et l’Italie abolirent leur monarchie), que le président
Wilson avait déjà tenté d’imposer une première fois après la Premièreguerre afin d’assurer la stabilité de la démocratie dans le monde”.
En revanche, dans les pays d’Europe de l’Est, que les administrations Roosevelt et Truman avaient abandonnés à la sphère soviétique, la “dictature du prolétariat” s’imposa par la force, écrasant ce qui restait du libéralisme classique. En Europe occidentale, la renaissance d’un régime pluraliste se fit néanmoins, moins les partis explicitement fascistes
ou national‑socialistes désormais bannis, ni représentation monarchiste
Mais avec le “triomphe” du socialisme dans les républiques
populaires d’Europe de l’Est, un bloc de partis socialistes et communistes
alors que les pays orthodoxes s’est alors affirmé comme une force politique de premier
ordre, notamment grâce aux votes d’anciens électeurs nazis ou fascistes.
la Grèce et l’Italie par exemple, ont d’ailleurs failli succomber à des
coups d’Etat communistes au lendemain de la Seconde guerre mondiale.
En France, le Parti communiste est devenu la première force politique, l’ensemble des partis expressément socialistes obtenant la majorité jusqu’à la fin des années 1950.
En Grande‑Bretagne, le Parti travailliste forma le
gouvernement en 1945, alors que dans les pays scandinaves les partis
sociaux‑démocrates détenaient fermement le pouvoir.14)
[p. 12] Un processus d’homogénéisation idéologique
La seconde force politique de l’après‑guerre en Europe occidentale était le bloc des partis “bourgeois”, anticommunistes et d’orientation nationaliste, social‑conservateur ou social‑chrétien. A l’origine, les partis libéraux ne formaient qu’une petite partie de ce camp et professaient une doctrine ‑ quasiment méconnaissable par rapport à ses origines ‑ de libéralisme national‑social (et anticlérical). la Suisse avait été et restait fermement contrôlée par de telles forces politiques. de même, des partis bourgeois semblables tenaient le haut du pavé en Allemagne fédérale et en Italie ; de puissants partis sociaux‑chrétiens ou sociaux‑conservateurs ont aussi émergé en Autriche, en Belgique et aux Pays‑Bas.
Mais cette fois‑ci, la rivalité entre bourgeois et prolétaires n’a pas dégénéré en un conflit politique ouvert, ni comme pendant l’entre‑deux‑guerres à l’abolition ou à la paralysie du système démocratique et pluraliste. Elle a plutôt entraîné l’Europe occidentale dans un processus d’homogénéisation idéologique progressive. Au lieu de disparaître, le libéralisme a volontairement abandonné son identité pour accéder à un large consensus uniforme ‑ à la fois conservateur, libéral et socialiste ‑ sur la notion d’Etat‑Pro vide nce.
L.”’embourgeoisement” de la gauche a joué le rôle de catalyseur de l’uniformisation idéologique.
Deux facteurs étroitement liés ont contribué à ce développement. D’abord, pour tout observateur occidental neutre, il est vite apparu que la reprise de l’expérience socialiste en Europe de l’Est donnait les mêmes résultats qu’en Russie, réfutant ainsi une bonne fois pour toutes le mythe selon lequel le chaos économique en URSS ne serait dû qu’à la “mentalité asiatique” du peuple russe. Ensuite, les réformes libérales que l’on avait en même temps mises en oeuvre à travers l’Europe de l’Ouest, en particulier en RFA et en Italie, souvent d’ailleurs hors des regards d’une opinion publique majoritairement socialiste et étatiste15)), ont produit leurs effets. Rapidement, on a assisté à un surprenant “miracle” économique, ce qui accentua les différences de prospérité entre l’Est et l’Ouest.
A la lueur de ce succès, et afin d’attirer une majorité d’électeurs, les partis politiques occidentaux ont donc été contraints d’ajuster leurs programmes. les partis d’obédience socialiste‑communiste orthodoxe furent obligés de‑ changer d’orientation et de renoncer à l’idée centrale d’une économie socialisée. C’est cet “embourgeoisement” de la gauche qui joua le rôle de catalyseur de l’uni formisation idéologique.
L’exemple allemand
L’Allemagne fédérale est l’illustration de cette évolution. de tous les Occident‑aux, ce sont en effet les Allemands de l’Ouest qui furent les
[p. 13] plus confrontés aux horreurs du socialisme soviétique à l’Est. C’est aussi
en RFA que les réformes entreprises par Ludwig Erhard en 1948 ont
produit la première reprise économique d’Europe occidentale, et la plus
spectaculaire. C’est toujours en RFA que le processus d’uniformisation
idéologique a été le plus profond. le vote communiste est tombé de 5%
à rien du tout en l’espace de quelques années. Sous la présidence de
Konrad Adenauer, la CDU conservatrice (chrétiens‑démocrates) a
abandonné tous ses projets de nationaliser certaines industries “vitales”
dès 1949, au profit du concept d'”économie sociale de marché”.
Plus décisif encore fut le congrès du Parti social‑démocrate en
1959 où celui‑ci, de plus en plus abandonné par les électeurs, décida
d’adopter un programme singulièrement dépourvu de toute référence au
passé marxiste, et dans lequel la socialisation ne figurait que comme
mesure de dernier ressort, pour souligner à la place l’importance des
politiques “sociales” pour “corriger les échecs” du marché. En
conséquence, le Parti social‑démocrate entra en 1966 pour la première
fois au gouvernement comme partenaire minoritaire d’une “grande”
coalition avec L’Union chrétienne ‑démocrate. A celle‑ci succéda de 1969
à 1982 une “petite” coalition composée du SPD, cette fois‑ci majoritaire,
et du Parti libéral, le FDP. Depuis 1982, ce dernier est de nouveau le
partenaire minoritaire de la CDU, comme il l’a été de 1949 à 1957 et de
1961 à 1966. le processus d’homogénéisation idéologique est donc
achevé : conservatisme, libéralisme et socialisme sont aujourd’hui vides
de sens ; les libéraux, d’ailleurs, ont même présidé et participé à la
destruction de leur héritage idéologique.
Dans les pays plus éloignés du Rideau de fer, tels que la France,
l’Italie, la Grande‑Bretagne et, après la chute des régimes autocrates de
Salazar et de Franco, lEspagne et le Portugal, le processus
d’homogénéisation idéologique fut moins prononcé ou plus lent.
Pourtant, en fin de compte le même schéma se reproduisit à travers
toute l’Europe occidentale 11), de sorte que dans les années 1980,
l’Europe de l’Ouest était presque totalement uniformisée.
“Ouest‑européen”, au‑delà des frontières partisanes, voulait désormais
dire : “démocratie constitutionnelle” et “économie sociale de marché”.
C’est‑à‑dire une économie fondée sur la propriété privée, régulée et
“corrigée” par un gouvernement démocratique en fonction de sa définition
de ce qui est “socialement désirable” (ou au contraire “indésirable”).
Le “socialement désirable” affirmait le domaine publie réservé de
la défense, de la police, de la justice et des institutions politiques. Il
incluait aussi la nationalisation de l’ensemble (ou presque) de l’éducation
et de la culture ; de la circulation et de la communication (routes,
rivières, côtes, chemins de fer, aéroports, routes et compagnies
aériennes ; services postaux, téléphone, radio, télévision et ondes
hertziennes) ; et enfin de la monnaie et des services bancaires (monnaie
nationale fiduciaire, banque centrale, cartel de réserves obligatoires). Il
[p. 14] signifiait la nationalisation de la plupart des ressources naturelles
(pétrole, gaz, minéraux) et la monopolisation et/ou la cartellisation de la
majoritk des “biens publics” (eau, électricité, gaz, services de ramassage
d’ordures) et d’une bonne partie de l’assurance (retraites, santk,
chômage). Il impliquait que l’Etat prenne systématiquement en charge
et subventionne l’agriculture et le logement; qu’il accorde une protection
spéciale contre le marché concurrentiel à une myriade d’industries
“vitales” (mines, charbon, acier, automobile, aviation, électronique et
textiles). En exécutant toutes ces tâches, l’Etat est devenu le plus grand
propriétaire foncier, capitaliste et employeur du pays, au point que ses
dépenses absorbent environ la moitié du produit national.
Dans ce climat idéologique, la liberté de mouvement, vieille idée
libérale, a perdu tout son sens. de même, l’idée de s’attaquer directement
aux causes mêmes des mouvements de population a disparu du débat
public. En fait, alors que les gouvernements occidentaux s’opposent
actuellement à l’ouverture de leurs frontières à l’immigration, ils
acceptent non moins difficilement de voir l’Europe de l’Est suivre les
recettes libérales classiques : privatiser, diminuer les impôts et la
réglementation, ou encore instaurer le libre‑échange.
Toutes ces mesures arrêteraient probablement l’émigration vers
l’Ouest et renverseraient peut‑être même la vapeur.17) la production de
l’Europe de l’Est serait immédiatement rendue moins coûteuse que dans
les économies réglementées d’Europe occidentale, et l’on
assisterait à une
privée. fuite des capitaux d’Ouest en Est. Mais cela aggraverait la stagnation
économique de l’Europe de l’Ouest et obligerait ses gouvernements à
appliquer les mesures de “désocialisation” qu’ils cherchent actuellement
à éviter. C’est pourquoi parallèlement à leurs politiques
anti‑immigration, les gouvernements d’Europe occidentale,
individuellement, ou à travers les organes de la Communauté
européenne, essaient d’expliquer ‑ à tort 11) ‑ que la misère à l’Est
résulte plutôt d’un manque de démocratie que de propriété privée. Es
proposent donc de remplacer le socialisme par un modèle occidental
d”‘économie sociale de marché”, plutôt que par le modèle libéral classique
d’économie de propriété privée.
Faut‑il exporter vers l’Est l’Etat‑Providence ?
Cette démarche occidentale a cela d’inquiétant qu’elle coïncide
presque parfaitement avec celle de la plupart des gouvernements post
communistes d’Europe de l’Est. En dépit des bouleversements
spectaculaires intervenus depuis 1989, les appareils étatiques en Europe
de l’Est restent plus imposants que la moyenne occidentale, tant par leur
nombre de fonctionnaires que par leur pouvoir sur l’économie. En outre,
les fonctionnaires au niveau local, régional et fédéral sont encore
généralement les mêmes qu’avant 1989 ; d’ailleurs, bon nombre des
[p. 15] “nouveaux” leaders politiques post‑communistes d’Europe de l’Est étaient
déjà des membres influents de l’Establishment et avaient fait carrière
sous la bannière communiste. Pour la majorité d’entre eux, les idées
libérales classiques sont parfaitement étrangères et impensables; ilssont
en revanche beaucoup plus à l’aise dans l’idéologie de l’Etat‑Providence.
Si l’on appliquait les méthodes libérales de privatisation intégrale
et immédiate des biens collectifs et d’un Etat minimum chargé
…………………………………………… exclusivement de défendre les droits de propriété, la plupart des emplois
…………………………………………… d’Etat disparaîtraient tout de suite. les fonctionnaires actuels seraient
…………………………………………… à la merci du marché et obligés de trouver une occupation productive. Si
…………………………………………… l’on importe l’Etat‑Providence occidental tel quel, et si les bureaucraties
…………………………………………… de l’Est se contentent de mener à bien l’irréversible processus de
…………………………………………… désocialisation pour contrôler et réguler la privatisation des parties “non
…………………………………………… vitales” de leurs avoirs énormes (jusqu’au niveau occidental, mais pas
…………………………………………… plus), la plupart des emplois publics seront au contraire maintenus, 19) et
…………………………………………… les revenus de l’Etat comme les salaires des fonctionnaires pourraient
…………………………………………… même augmenter.
…………………………………………… De plus, puisque les gouvernements occidentaux ont intérêt à ce
…………………………………………… que la transition à l’Etat‑Providence se fasse “dans l’ordre”, les leaders
… et peuvent ainsi qui adoptent à l’Est cette orientation peuvent s’attendre à ce
qu’au moins une partie des risques soient assumés, ou financés, par leurshomologues occidentaux.
Même si la transition à l’Etat‑Providence était complète, il subsisterait un risque d’émigration réduite vers l’Ouest. Mais l’Occident l’a déjà éliminé en refusant l’immigration. Enfin, un processus progressif de privatisations partielles contrôlé par l’Etat, même s’il apporte des améliorations partielles, risque toujours d’accroître les difficultés économiques et les tensions sociales. Sur ce point, les réformateurs favorables à l’Etat‑Providence peuvent également compter sur l’assistance de l’Europe occidentale.
A l’époque communiste, la coopération entre l’Est et l’Ouest était extrêmement limitée. L’inefficacité de la production socialiste ne permettait à l’Est de vendre sur les marchés occidentaux que des matières premières ou des biens de consommation très simples. les transactions entre l’Ouest et les pays du COMECON ne représentaient donc pas plus ‑de 5% du commerce extérieur. D’autre part, la participation d’investisseurs étrangers était quasiment interdite à l’Est, et aucune monnaie n’était librement convertible. Il s’ensuit que même les contacts au niveau politique étaient relativement rares. Depuis l’effondrement du communisme, en revanche, les gouvernements de l’Est ont quelque chose à proposer.
Le commerce Est‑Ouest est encore faible, même plus faible qu’avant les bouleversements révolutionnaires qui ont secoué l’Europe
[p. 16] de l’Est. Mais avec la disparition du dogme “social” de la propriété
collective de tous les facteurs de production, une certaine portion des
richesses nationalisées est soudain disponible. Et puisque les
gouvernements de l’Est contrôlent le processus de dénationalisation, les
leaders politiques occidentaux ‑ ainsi que les banquiers et hommes
d’affaires politiquement bien informés ‑ ont immédiatement intensifié
leurs contacts à l’Est.
En échange de l’assistance occidentale pendant la phase de
transition, les gouvernements de l’Est disposent maintenant d’actifs à
vendre. Ils peuvent ainsi rassurer les acheteurs occidentaux que, dès que
possible, les structures fiscales et réglementaires des nouvelles économies
dEurope de l’Est seront “harmonisées” avec celles de la Communauté
européenne. Mieux encore, les gouvernements de l’Est peuvent surtout
assurer que leurs systèmes bancaires seront calqués sur le système
occidental : une banque centrale contrôlée par l’Etat, un cartel de
banques commerciales privées avec des réserves obligatoires, et une
monnaie fiduciaire “basée” sur des “réserves” de monnaies occidentales
“fortes” ; cela permettrait ainsi au système bancaire occidental une
expansion du crédit internationale et coordonnée afin d’imposer son
hégémonie monétaire et financière aux jeunes économies dEurope de
l’Est.
Le droit de faire sécession
Les Etats d’Europe de l’Est, en particulier l’ex‑RDA, la Pologne,
la Tchécoslovaquie, la Hongrie et les pays baltes, ont déjà pris la route
de l’Etat‑Providence occidental. En dépit de dramatiques problèmes de
transition (chute de la production et chômage massif), les perspectives
ne sont pas si sombres. Aidé par les privatisations partielles et
l’élimination de la plupart des contrôles de prix, l’état des économies
d’Europe orientale devrait tôt ou tard s’améliorer et celles‑ci devraient
sortir de la crise actuelle. Cette reprise devra aussi récompenser l’Ouest
sous la forme d’une intégration économique accrue (élargissement des
marchés, extension et intensification de la division du travail), ce qui
augmentera le commerce international.
Pourtant, deux problèmes fondamentaux demeurent. D’abord,
…………………………………………… même si la stratégie actuelle visant à installer l’Etat‑Providence aboutit,
…………………………………………… elle ne pourra pas répondre aux demandes populaires d’amélioration
…………………………………………… rapide et durable des conditions économiques. En effet, l’approche
…………………………………………… progressive et l’étendue limitée des privatisations rend la reprise à I’E st
…………………………………………… inutilement lente et douloureuse. En outre, puisque la dimension
…………………………………………… moyenne de l’État dans l’Europe “unie” sera plus importante qu’en
…………………………………………… Europe de l’Ouest actuellement, il est probable que les économies
…………………………………………… occidentales ne seront que temporairement relancées, et que la
…………………………………………… stagnation succédera bientôt à la reprise à l’Ouest comme à l’Est, à un
…………………………………………… niveau durablement plus bas de croissance.
[p. 17] Par ailleurs, le processus de réforme tout entier peut dérailler.
…………………………………………… Dans ce cas, paradoxalement, cela pourrait conduire à une renaissance
…………………………………………… du libéralisme classique. Car le blocage de l’immigration à l’Ouest et le
…………………………………………… choix de la voie social‑démocrate à l’Est, rendent quasiment inévitable
… et si les réformes une extension des revendications locales ou régionales
d’indépendance.
Si l’émigration est impossible, s’il n’y a qu’un faible espoir de voir les
réformes intérieures aboutir, ou si les réformes et les améliorations sont
…………………………………………… en retard par rapport aux attentes de la population, la seule issue des
…………………………………………… populations démunies risque de passer par la sécession.
…………………………………………… Retour de la décentralisation
…………………………………………… Avec la chute du communisme et les premiers pas vers l’Etat
…………………………………………… Providence, des mouvements de sécession ont effectivement émergé
… partout en Europe de l’Est. la Yougoslavie s’est déjà
désintégrée.
L’Union soviétique a vécu. les revendications d’indépendance nationale,
ou d’indépendance par rapport à des nations nouvellement
indépendantes, se multiplient et se renforcent partout. Pour la première
fois depuis plusieurs siècles d’histoire européenne, l’évolution
“irréversible” vers des États de plus en plus vastes et de moins en moins
nombreux semble bel et bien compromise.
Certes, l’Europe du sud‑est a connu la désintégration progressive
de l’Empire ottoman depuis son apogée au 16ème siècle jusqu’à la
création de la Turquie moderne après la Première guerre mondiale. En
Europe centrale d’autre part, l’Empire éparpillé des Habsbourg, maximal
sous Charles V, fut progressivement démembré jusqu’à disparaître en
1918 avec la création de l’Autriche moderne. Mais l’évolution dominante
en Europe s’est faite en sens inverse. Jusqu’à une époque très récente,
l’Europe était composée d’environ 30 pays. Au début de ce millénaire,
elle contenait plusieurs centaines ou même plusieurs milliers de
territoires souverains. la plus grande partie de son histoire fut dominée
par le thème de l’expansion territoriale et de la concentration d’États.
D’innombrables petits territoires et Etats indépendants ont été éliminés,
avant que la France n’émerge dans ses dimensions actuelles à la fin du
16ème siècle, et l’Angleterre pendant la seconde moitié du 17ème, par
exemple. L’émergence de la Russie fut semblable : elle n’a atteint son
extension territoriale actuelle que pendant la première moitié du 19ème
siècle. En Italie et en Allemagne, où l’anarchie politique des pouvoirs
décentralisés était particulièrement prononcée, il n’y a qu’un peu plus
d’un siècle que le processus de centralisation est achevé.20)
Il est donc tout à fait normal que les mouvements de sécession en
Europe de l’Est et le renversement du processus de centralisation
apparaissent comme une menace mortelle aux yeux des pouvoirs
centraux. le fait qu’une bonne partie de l’opinion publique comme la
majorité écrasante des intellectuels à l’Est comme à l’Ouest, perçoivent
le mouvement sécessionniste comme un signe d’un reste atavique,
[p. 18] témoigne encore une fois de la disparition du libéralisme classique. (En
même temps, cela rappelle que ce sont les vainqueurs qui écrivent
l’Histoire et contrôlent les forces idéologiques.) de même, bon nombre
de partisans de la sécession n’acceptent la solution indépendantiste que
par un opportunisme politiquement inévitable, plutôt que par principe.
La sécession n’est‑elle pas contraire à l’intégration économique ? La
consolidation territoriale obtenue grâce à la concentration du pouvoir
étatique, ne fut‑elle pas une cause décisive de l’émergence de l’Occident
capitaliste en général et de la “Révolution industrielle” en particulier ?
Et enfin, la sécession n’est‑elle pas un pas en arrière dans le progrès
économique?
Comme l’a reconnu le libéralisme classique, du point de vue de
l’analyse économique, la réponse est un non catégorique. Aux trois
questions. En particulier, l’interprétation historique que contient la
seconde question n’est qu’un morceau de propagande étatiste
incompatible à la fois avec la théorie et la pratique. la sécession, c’est‑à
dire la désintégration politique, est toujours compatible avec l’intégration
économique, alors que l’expansion territoriale du pouvoir étatique ‑
l’intégration politique ‑ peut ou non favoriser le développement
économique. Qui plus est, dans les circonstances actuelles, la sécession
est parfois le seul moyen qui reste pour faire progresser l’intégration
économique et la prospérité bien au‑delà des maigres résultats que l’on
est en droit d’attendre des réformes en cours.
Sécession et intégration économique
Lorsque les pays baltes ont quitté l’Union soviétique, et la
Slovénie la Yougoslavie, ceci ne signif lait rien de plus qu’un transfert du
pouvoir sur les richesses nationalisées du gouvernement central à un
gouvernement régional plus petit. Que cet événement conduise à plus ou
moins d’intégration économique dépend dans une large mesure des
politiques qui seront menées par le nouveau gouvernement régional.
Toutefois, la sécession en tant que telle a déjà eu un impact positif sur
la production. L’une des premières raisons de faire sécession est souvent
le sentiment d’être exploité par d’autres. les Slovènes avaient ce
sentiment ‑ àjuste titre ‑ d’être systématiquement spoliés et dominés par
les Serbes. de même, les pays baltes ne voulaient plus payer tribut aux
Russes et au gouvernement majoritairement russe de l’Union soviétique.
En vertu de l’acte de sécession, des relations extérieures contractuelles ‑
mutuellement avantageuses ‑ se sont substituées aux relations
intérieures à caractère hégémonique. Au lieu d’être subordonnés aux
Serbes ou aux Russes, les Etats slovène et baltes entre tiennent désormais
des relations d’égal à égal avec leurs anciens dorninateurs.
Tous les autres effets sur l’intégration économique dépendent de
la politique commerciale des nouveaux gouvernements. Laissons la
[p. 19] politique intérieure de côté, et supposons que l’on maintienne la politique
de désocialisation modérée que le gouvernement central a choisie (ou
choisit de poursuivre pour les territoires qui lui restent). le choix, pour
les nouvelles équipes dirigeantes, est alors simple : libre‑échange ou
protectionnisme (partiel ou total). A condition qu’elles optent pour une
politique libre‑échangiste permettant aux marchandises d’entrer et de
sortir sans entraves de leurs territoires, l’intégration économique en
bénéficiera. Même un territoire minuscule pourra alors s’intégrer
pleinement dans le marché mondial et pourra bénéficier de tous les
avantages de la division du travail.21)
A l’inverse, lorsque les gouvernements sécessionnistes ont recours
à des mesures protectionnistes pour contrôler l’importation et/ou
l’exportation, ils contribuent à la désintégration économique. Car, quelle
que soit la motivation ‑ la protection de certains emplois, firmes,
industries ou produits ‑ toute interférence avec le commerce extérieur
limite par la force Id volume d’échange mutuellement avantageux, ce qui
aboutit à l’appauvrissement relatif, à l’intérieur du pays comme à
l’étranger.
L’étendue du territoire et le nombre de ses habitants n’ont rien
à voir avec l’intégration économique interrégionale et ne l’affectent que
d’une manière indirecte, quoique importante. L’importance des effets
(positifs ou négatifs) du libre‑échange ou du protectionnisme est
inversement proportionnelle à l’étendue des territoires et des marchés
internes. Un exemple : un pays avec une étendue et une population
comme la Russie pourrait probablement atteindre un niveau de vie
moyen relativement élevé, même s’il renonçait à toute relation
commerciale avec le monde extérieur, à condition de disposer d’un
marché intérieur où les marchandises et les capitaux circulent librement.
En revanche, si des villes ou des régions à dominante serbe faisaient
sécession avec la Croatie environnante, et si elles menaient la même
politique d’autosuffisance intkgrale, elles courraient droit à la
catastrophe économique. Donc, toutes choses égales par ailleurs, plus le
territoire et le marché interne sont petits, plus il est probable que le pays
choisira le libre‑échange (parce que le prix par personne en termes de
21,
perte de richesses sera d’autant plus élevé dans le cas contraire).
Deuxièmement, en ce qui concerne la politique intérieure, les
gouvernements sécessionistes doivent déterminer précisément quelles
proportions des richesses nationales privatiser, quel niveau d’imposition
et quelles réglementations internes adopter ? Plus on privatise, moins on
impose et réglemente, plus la contribution à l’intégration et à la
croissance économiques sera grande. Et vice versa.
1
[p. 20] Du socialisme au capitalisme
Plus on taxe les revenus du propriétaire, plus il aura tendance à se tourner vers l’autarcie et la non production.
L’effondrement du socialisme est dù précisément au fait qu’il n’y avait ni marché de capitaux, ni marché immobilier, pas de capitalistes, pas d’entrepreneurs, et pas de comptabilité. En interdisant ces institutions et mécanismes, le système socialiste avait aboli quasiment toute division du travail ainsi que la présence d’un véritable marché intérieur. En conséquence, on était retourné au stade d’une économie autosuffisante, où la division du travail, et donc celle des marchés, se limite aux échanges et répartitions au sein des ménages. Toute privatisation d’immobilier ou de biens d’investissement représente alors une extension et une intensification de la division du travail, interterritoriale et entre ménages. Par conséquent, l’intégration économique intérieure ne peut atteindre son optimum, et les avantages absolus et relatifs de la division du travail ne peuvent être pleinement exploités que si l’ensemble des capitaux et des valeu rs immobilières sont privatisés, c’est‑à‑dire si aucun facteur de production n’est tenu à l’écart du marché par la force (par des dispositions légales interdisant sa vente).
Par ailleurs, plus on taxe les revenus que le propriétaire dégage de sa participation à la division du travail et de son intégration dans le marché intérieur, plus il aura tendance à se tourner vers l’autosuffisance et/ou la non‑production (consommation de loisir). L’intégration économique et la production intérieure ne peuvent donc atteindre leur optimum que si tous les impôts portant sur les agents productifs sont abolis.
Enfin, à un degré constant de propriété privée et d’imposition, plus les réglementations pesant sur l’économie et le commerce sont importantes, plus l’effet désintégrateur se fera sentir. L’intégration économique intérieure et la valeur de la production seraient optimales si l’ensemble des activités intérieures était régi par un seul principe : tout propriétaire a le droit d’employer sa propriété comme bon lui semble, tant que cette utilisation ne porte pas atteinte à l’intégrité physique d’un autre individu ou de sa propriété. En particulier, il doit avoir le droit d’établir les relations commerciales qu’iljuge mutuellement avantageuses avec tout autre propriétaire. Ce n’est que lorsque les droits de propriété de chacun sont ainsi absolus, que chacun fera de son mieux pour produire de la ‘valeur. la valeur et le stock des biens matériels atteindront alors leur optimum.
Comme dans le commerce extérieur, la taille d’un territoire et le nombre de ses habitants n’ont rien à voir avec son niveau d’intégration économique. Cependant, il existe encore une fois un rapport indirect mais très profond entre ces deux variables. la nature de ce rapport est dialectique (et tout le contraire de ce que l’orthodoxie en dit).
[p. 21] Étatisme et désintégration
D’une part, plus le territoire contrôlé par un État est grand, plus
les territoires indépendants sont rares, et plus la désintégration
intérieure est alors probable ; et vice versa. Un gouvernement mondial
gérant un seul marché intérieur global ‑ l’ordre international idéal de
bon nombre d’hommes politiques et de la plupart des intellectuels ‑ serait
en fait le moins favorable à l’intégration intérieure, parce qu’aucun
producteur ne pourrait plus s’expatrier pour montrer son désaccord avec
les réglementations ou les impôts du gouvernement, puisque partout les
conditions seraient les mêmes. Si l’on élimine l’émigration économique,
on élimine en même temps toute limitation systématique du pouvoir
d’Etat ; ainsi, la probabilité pour que les Etats augmentent les impôts,
étendent la réglementation et la propriété collective afin de maximiser
leurs propres revenus, se rapproche de la certitude.
A l’autre extrême, s’il y a autant de territoires indépendants que
de ménages privés, les opportunités de migration économique sont
maximales ‑ le nombre et la combinaison de possibilités d’immigration ‑
et le pouvoir de l’Etat sur l’économie tend à être minimal. En fait, pour
un ménage d’une personne, l’impôt, la réglementation ou la confiscation
sont même inconcevables, puisqu’on ne peut s’imposer que des
restrictions volontaires à soi‑même ou à sa propriété. Or dans le cas d’un
ménage avec plusieurs membres, ou même d’un village, les chances sont
infimes pour que le chef de famille, ou le gouvernement villageois, arrive
à imposer quoi que ce soit au‑delà d’une réglementation minimale ou
d’un impôt minime sur les revenus et la propriété. Puisque le pouvoir ne
s’étend pas au‑delà du ménage ou du village, et puisqu’il existe beaucoup
d’autres ménages ou villages indépendants, l’émigration en serait la
conséquence immédiate .23)
Aucun gouvernement central contrôlant de vastes territoires et
des millions de citoyens ne peut apparaître par un coup de baguette
magique. Dans la mesure où apparaissent des institutions ayant le
pouvoir de taxer, de réglementer et de confisquer la propriété des
particuliers, elles sont au départ de taille restreinte. Historiquement, il
a fallu des siècles avant que le centralisme actuel se développe. Pour
qu’un Etat puisse s’étendre d’un territoire à l’origine très petit à des
territoires de plus en plus larges, et ainsi éliminer progressivement tous
ses “concurrents” au cours d’un processus de concentration territoriale,
il est décisif qu’il favorise une forte intégration économique intérieure.
Toutes choses égales par ailleurs, moins les impôts et la réglementation
imposés à l’économie sont lourds, plus la population tend à croître ‑ pour
des raisons internes aussi bien que grâce à l’immigration ‑ et plus grand
sera le volume de richesses produites que l’État pourra taxer pour
éliminer ses concurrents avoisinants, par la guerre ou par la domination
[p. 22] C’est pour cette raison que l’intégration politique allait souvent
de pair avec l’intégration économique (sauf exceptions, car toutes choses
ne sont pas toujours égales par ailleurs). Quoi qu’il en soit, si les États
les plus libéraux surpassent militairement les Etats moins libéraux ‑ des
territoires de plus en plus grands, des concurrents plus rares et plus
éloignés, et une migration interterritoriale de plus en plus coûteuse ‑
moins l’État se trouvera contraint de continuer sur la voie libérale.,,’
La sécession au service de la reprise économique
Les mouvements sécessionistes d’Europe de l’Est constituent le
meilleur moyen institutionnel pour permettre une reprise économique
rapide, gage de soutien populaire. Quelles que soient les motivations
politiques de ceux qui veulent faire sécession ‑ le plus souvent d’ailleurs
le désir de son propre Etat‑Providence ‑ l’acte de sécession contient
toujours sa propre dynamique libératrice. Elle élimine d’un coup les liens
d’oppression et d’exploitation entre différentes communautés ethniques,
culturelles, religieuses et/ou linguistiques, qui jusqu’à ce jour
caractérisent l’Europe de l’Est, et en particulier l’Union soviétique et la
Yougoslavie. Par ailleurs, la sécession implique toujours qu’un petit
nombre d’individus se détachent d’un nombre plus grand. Elle constitue
donc un vote contre le principe démocratique (la loi de la majorité) et
pour la propriété privée (décentralisée) plutôt que la propriété collective.
Plus un pays est petit, plus son gouvernement sera enclin à choisir le
libre‑échange.
Techniquement, il est en effet plus facile de désocialiser de plus
petites propriétés que de plus grandes. Si l’on augmente le nombre
d’États et de territoires concurrents (et donc les possibilités de migration
interterritoriale), on augmente aussi la pression sur l’État sécessioniste
…………………………………………… pour adopter une politique intérieure libérale : donc un secteur privé plus
…………………………………………… large, des impôts et des réglementations moins oppressants. Par
…………………………………………… conséquent, les petits territoires sont plus aptes à reconnaître et rectifier
des erreurs.
Bien que la pensée libérale classique soit très faiblement
représentée en Europe de l’Est après plusieurs décennies d’oppression
et de censure, les idées libérales d’une société fondée sur la propriété
privée et le contrat ne sont pas partout aussi méconnues. Malgré la
propagande égalitariste, il existe d’énormes différences de développement
culturel (“occidentalisation”) par exemple en Yougoslavie, entre Slovènes,
Croates, Serbes, Macédoniens, Montenégrins et Albanais, de même
qu’entre catholiques, orthodoxes et musulmans; ou en Union soviétique
entre Allemands, Polonais, Ukrainiens, Russes, Géorgiens, Roumains,
Arméniens, Azéris, Turkmènes, Kazakhs, et ainsi de suite. Ces peuples
ont été soumis à 1 “‘intégration” forcée par leurs gouvernements. Les
|p. 23] communautés croates‑catholiques par exemple, étaient obligées de ne pas
“discriminer” les Serbes orthodoxes et devaient accepter de vivre avec
eux; les Lituaniens étaient obligés de vivre avec les Russes, mais ils
auraient préféré la séparation.
Aujourd’hui il est évident que cette intégration obligatoire n’a pas
mené à l’émergence d’une nouvelle culture universelle et meilleure, ni à
La sécession permet de un brassage ethnique harmonieux. Bien au contraire, comme on aurait
faire jouer la concurrence pu s’y attendre, elle a intensifié les conflits et l’hostilité interethniques
des cultures. et décivilisé toutes les cultures et populations impliquées. Par la
sécession, l’intégration forcée du passé cède la place à une ségrégation
physique volontaire de cultures distinctes et à la concurrence entre
peuples séparés mais égaux et indépendants.
Le premier résultat d’une telle séparation est l’apparition de
diverses formes de gouvernement et de politiques culturellement
distinctes. Un certain nombre d’entre elles auront moins de succès (du
point de vue de l’intégration et de la prospérité économiques) que celles
de l’ancien gouvernement central. Ailleurs, d’autres feront mieux, et le
résultat dépendra largement du degré d’occidentalisation de la culture du
pays qui revendique son indépendance par rapport à la culture du
gouvernement central. Il se peut très bien que par exemple les Azéris
soient moins bien traités par un gouvernement national que par un
gouvernement russe ; ou que les Albanais de Kosovo seraient mieux
traités par un gouvernement serbe que par le régime albanais. En même
temps, les réformes économiques en Lituanie, Estonie et Lettonie seront
probablement meilleures que ce que le gouvernement russe leur aurait
réservé ; et les Croates seront plus prospères en tant que pays
indépendant que sous la domination serbe.
Des cultures en concurrence
Mais il y a plus important. Puisque l’incapacité d’atteindre
l’objectif populaire d’une reprise économique rapide et d’une croissance
soutenue ne peut plus être attribuée à la domination culturelle d’une
puissance extérieure, l’opinion publique et le gouvernement concerné
devront accepter d’assumer une plus grande part de responsabilité pour
leurs actions. Sous l’intégration forcée, toute erreur pouvait être imputée
à une culture étrangère, et toute réussite reprise à son propre compte ;
il y avait donc peu d’incitation à tirer parti d’autres cultures. Sous un
régime de peuples “séparés mais égaux”, les gens doivent affronter non
seulement la diversité culturelle, mais aussi les degrés visibles de
développement culturel. Si désormais un peuple veut améliorer ou
maintenir sa position relative vis‑à‑vis d’une culture concurrente, cela
devra passer par un processus de tâtonnements. Elle devra imiter,
assimiler et si possible améliorer les aptitudes, les traits, les pratiques et
les règles qui caractérisent les cultures plus avancées, et elle devra éviter
[p. 24] ceux qui marquent les sociétés moins avancées. Plutôt que de promouvoir le nivellement par le bas des cultures, comme sous l’intégration forcée, la sécession stimule un processus concurrentiel de sélection et d’avancement culturels.
L’Europe à la croisée des chemins
Il est encore trop tôt pour savoir si la dynamique libératrice
amorcée par ce processus de balkanisation sera assez forte pour modifier
radicalement le scénario de transformation des pays de l’Est et leur faire
prendre la voie d’une révolution libérale et capitaliste de laisser‑faire
plutôt que celle de l’Etat‑Providence vers lequel on s’achemine
actuellement. Tout dépendra des résistances qu’y opposeront les forces
centralisatrices.
En effet, malgré quelques défaites significatives, ces forces demeurent encore puissantes aujourd’hui. A part le cas particulier de la République tchèque et de la Slovaquie, la Pologne, la Roumanie et la Bulgarie sont encore intact‑es au niveau territorial, et cela malgré les tendances sécessionistes des Allemands en Pologne, des Hongrois et des Allemands en Roumanie, des Turcs et des Macédoniens en Bulgarie. L’unification allemande est un exemple de centralisation. la Yougoslavie a définitivement éclaté .25) Mais la Croatie nouvellement indépendante empêche encore des régions à majorité serbe de faire à leur tour sécession. le gouvernement serbe tient encore la plus grande partie de l’ancienne Grande Serbie et ses différentes minorités ethniques et essaie même d’étendre son territoire aux dépens de la Croatie et de la Bosnie.
L’ex‑URSS se trouve dans une situation semblable. Le
gouvernement central a disparu. Il a été remplacé par une douzaine de
républiques, devenues des Etats indépendants, alors qu’il existe en
réalité des centaines de populations ethniques distinctes au sein de
l’ancienne Union. Pratiquement toutes les tentatives sécessionistes
sérieuses, telles que les mouvements indépendantistes des Allemands de
la Volga en Russie ou encore des Ossètes en Géorgie, soit ont été
réprimées par les nouveaux gouvernements centraux, soit se heurtent à
de violentes résistances, comme dans la province arménienne du
Nagorni Karabakh
Les tendances décentralisatrices en Europe de l’Est pourraient
représenter une rupture temporaire du processus inverse actuel. Elles
pourraient même s’avérer n’être qu’une exception régionale au contexte
global de concentration politique, aboutissant à un gouvernement
mondial. de fortes indications vont en ce sens. Même avant la dissolution
de l’Union soviétique, les Etats‑Unis avaient acquis un pouvoir
hégémonique sur l’Europe occidentale (plus particulièrement sur
l’Allemagne fédérale) et sur les pays du Pacifique (surtout le Japon) ‑ par
la présence de troupes et de bases militaires, les pactes de l’OTAN et de
[p. 25] l’OTASE, le rôle du dollar américain comme monnaie de réserve
internationale ultime et par le‑rôle de la Réserve fédérale comme
“prêteur” ou “pourvoyeur de liquidités” en dernier ressort du système
bancaire occidental tout entier, aussi bien que par les institutions comme
le FMI et la Banque mondiale.
De même, sous l’hégémonie américaine, l’intégration politique
s est poursuivie : la Communauté européenne doit normalement être
achevée avant la fin du siècle avec l’établissement d’une Banque centrale
européenne et une monnaie unique C’écu). En l’absence d’un empire et
d’une menace militaire soviétiques, les Etats‑Unis apparaissent comme
l’unique superpuissance militaire incontestable du monde. Dès lors, il est
“normal” que le gouvernement américain et ses partenaires européens
essaient d’utiliser leur supériorité en ressources militaires et financières
pour étendre leur pouvoir et incorporer l’Europe de l’Est ‑ à un échelon
inférieur dans la hiérarchie du pouvoir ‑ dans le cartel étatique et
bancaire occidental existant. les phénomènes, sécessionnistes sont
évidemment des facteurs de distorsion et de complication dans ce
dessein. Néanmoins, comme le montre l’exemple de l’Europe occidentale,
l’indépendance nationale et l’intégration politique internationale, c’est‑à
dire l’harmonisation des différentes structures fiscales et réglementaires,
sont tout à fait compatibles. Malgré un nombre croissant d’États
européens, la chute de l’empire soviétique pourrait en fait représenter le
début d’une intégration politique de toute l’Europe, annonciatrice d’un
“nouvel ordre mondial”, conduit par les Etats‑Unis.
Les évolutions possibles
L’équilibre relatif entre forces centralisatrices et
décentralisatrices dépend en fin de compte de l’opinion publique ; mais
il se peut que les forces décentralisatrices ne soient pas contrôlables. Si
la reprise économique en Europe de l’Est s’avère nettement inférieure
aux attentes populaires, ce qui semble probable, les sentiments
sécessionnistes en sortiront vraisemblablement renforcés. Et,
contrairement aux mythes de l’orthodoxie étatiste, si ces peuples
comprennent que la désintégration politique reste parfaitement
compatible avec l’intégration économique, ce qui donne une “rationalité”
économique à la sécession, ces forces indépendantistes pourraient alors
suffire pour casser les tabous étatistes.
Selon ces derniers, chaque territoire indépendant doit être
continu (“il ne saurait y avoir d”iles’ au sein d’un territoire”), et être
défini selon des critères ethniques ou linguistiques (“il ne peut y avoir
sécession au sein d’un territoire homogène au niveau ethnique ou
linguistique, et il nepeut y avoir de territoire comprenant des personnes
d’ethnies ou de langues différentes et qui définisse son identité en termes
purement culturels”). Si cela devait se produire et si l’ancien empire
soviétique se dissolvait en un “patchwork” de centaines de territoires, de
[p. 26] régions et de villes indépendants, il y aurait de fortes chances pour que
la dynamique libératrice des sécessions s’accélère suffisamment pour
déclencher une véritable révolution capitaliste. On épargnerait ainsi
l’Europe de l’Est des déceptions économiques du socialisme démocratique
et des exactions humiliantes de l’hégémonie occidentale.
Si la désintégration de l’empire soviétique défunt procède de cette
façon, elle aura aussi des répercussions directes et immédiates sur les
politiques intérieures à l’Ouest. L’émergence d’une poignée de “Hong
Kong” ou de “Singapour” en Europe de l’Est, et les effets d’imitation
qu’ils provoqueraient dans les pays voisins, attireraient rapidement des
capitaux et des cerveaux occidentaux. Ce mouvement de capitaux et de
talents aggraverait la stagnation des Etats‑Providence occidentaux.
Confrontés à des crises économiques et financières de plus en plus
graves, les Etats occidentaux seraient alors obligés de commencer à
désacraliser, à détaxer et à déréglementer leurs économies.
En outre, encouragés par les développements à l’Est, et afin de
se libérer de l’oppression et de l’exploitation économiques de leurs
propres gouvernements centraux, les forces indépendantistes en Europe
occidentale seraient renforcées : les Irlandais, les Écossais et les Gallois
en Grande‑Bretagne, les Flamands en Belgique, les Basques et les
Catalans en Espagne, les Tyroliens du Sud en Italie, et ainsi de suite. Au
lieu de contribuer indirectement à la formation d’une Europe
politiquement intégrée, selon le modèle idéal du consensus étatiste, la
désintégration de l’empire socialiste soviétique pourrait au contraire
devenir la première étape dans la réalisation de la vision libérale
classique, pratiquement oubliée, d’une Europe unifiée : une Europe de
plusieurs centaines de pays, de régions et de cantons distincts, de milliers
de villes indépendantes (telles que les curiosités que sont aujourd’hui
Monaco, St Marin et Andorre) ; une Europe où les possibilités de
migration économique seraient incomparablement plus importantes et les
gouvernements petits et libéraux; une Europe enfin intégrée par le libre
échange et une monnaie internationale comme l’or.
Conclusion
Aujourd’hui, cependant, il y a peu d’espoir de voir le socialisme à l’Est remplacé par autre chose que l’Etat‑Providence occidental, c’est‑àdire un cartel étatique hiérarchique à dominante occidentale, ayant pour
fonction de gérer les mouvements de population, le commerce et la monnaie.
Néanmoins, pour le défenseur du libéralisme classique, c’est l’occasion rêvée de changer tout ceci, à condition de compléter le discours en faveur du libre‑échange et de l’immigration libre par un plaidoyer
sans équivoque du droit de faire sécession. Cela n’est peut‑être pas destiné à raviver le libéralisme à l’Ouest ‑ mais sa popularité serait certainement plus forte si l’on soulignait que le “droit d’immigrer librement” dont on a si peur, trouve toujours ses limites naturelles dans [p. 27] le droit d’autrui de faire sécession et dans le droit de chaque territoire de fixer ses propres conditions d’admission.
En Europe de l’Est, où la sécession est dans l’air, où la légitimité du pouvoir politique est faible et la crainte d’une nouvelle hégémonie est forte, le défenseur du libéralisme classique peut donner une rationalité éthique et économique aux désirs indépendantistes largement inarticulés des gens et plaider pour la vision libérale d’une Europe unifiée. Ce faisant, il se placera facilement à l’avant‑garde de la politique postcommuniste et aidera ainsi à la renaissance d’un mouvement libéral classique et populaire.
[p. 28] Notes :
8. Les résultats économiques de l’Allemagne fédérale n’ont été dépassés que par la Suisse. Avec une proportion plus large d’étrangers qu’aucun autre pays ‑ plus de 15% ‑ la Suisse est devenue au milieu des années 1960 le pays le plus prospère du monde.
9. En 1938, dans tous les grands pays ‑ Allemagne, Royaume‑Uni, France et Italie ‑ la part des dépenses publiques dans le PNB avait plus que doublé par rapport à la situation d’avant la Première guerre mondiale (d’environ 15 à 30‑40 %).
10. Au début des années 1970, la part de la population active employée dans l’agriculture était de 15% en Italie, de 13% en France et de 7% en Allemagne fédérale; jusqu’à la fin des années 1960, le revenu par tête avait d’autre part augmenté de 5% par an en moyenne.
11. En Italie, les dépenses publiques exprimées en pourcentage du PNB étaient de 35% en 1938 et d’environ 40% en 1947. A partir de ce niveau, elles ont progressivement diminué jusqu’à la fin des années 195O, à moins de 30%. Puis, elles ont recommencé à croître et ont atteint leur niveau d’avantguerre à la fin des années 1960, dépassant même les 50% au milieu des années 1970.
En Allemagne, ce même chiffre était à peu près de 40% en 1938, mais de moins de 30% en 1950. Au milieu des années 1960, les dépenses publiques avaient retrouvé leur niveau d’avant‑guerre, pour atteindre ensuite la barre des 50% à la fin des années 1970. En France, elles représentaient 30% du PNB en 1938, 38% en 1947 et plus de 40% en 1956. Puis, elles ont légèrement diminué et n’ont pas dépassé leur niveau de 1956 avant la fin des années 1970. Mais au début des années 1980, on atteignait les 50%.
Ces chiffres peuvent être mis en relation avec ceux du Royaume‑Uni, l’une des économies occidentales les moins chanceuses de l’après‑guerre : 29% en 1938, 36% en 1948, une baisse jusqu’à 32% en 1955, puis une croissance continue pour atteindre 40% au milieu des années 1960 et 50% dix ans plus tard. D’un autre côté, la Suisse affiche des chiffres plus encourageants: 24% en 1938, 25 % en 1948, 20% en 1950, un minimum de 17 % en 1956, 20% de nouveau au milieu des années 1960. Ce n’est qu’au milieu des années 1970 que les dépenses publiques sont retournées à leur niveau d’avant-guerre.
12. Cet effondrement viendrait d’ailleurs encore plus tôt si les immigrants d’Europe de l’Est avaient le droit de vote, puisque la rnajorité d’entre eux sont économiquement ignorants et profondément marqués après avoir passé toute une vie sous un socialisme intégral, par les notions de l’État-Providence.
13. les réformes italiennes et allemandes sont intervenues après la défaite militaire et l’occupation, et elles ont été mises en oeuvre largement à l’encontre et à l’abri de l’opinion publique dominante [p. 30] (plutôt à gauche).
L’influence temporaire de Luigi Einaudi n’était pas due à la force de son parti politique, mais au fait qu’il représentait une rupture nette avec le fascisme de même qu’un retour à l’Italie (du Nord) pré‑fasciste et bourgeoise (commerciale). Auteur économique et homme politique éminent, Einaudi s’était retiré de la vie publique après le coup d’État fasciste, et avait passé les dernières années du régime fasciste en exil en Suisse.
Ludwig Erhard n’avait aucun lien avec le régime nazi, mais il n’était pas non plus populaire, et n’avait aucune base politique. Il avait en fait nommé tsar économique par les forces d’occupation. Il a donc mis en oeuvre ses réformes initiales par simple décision administrative, et sans aucune contrainte démocratique.
De même, l’influence de Jacques Rueff ne venait pas d’un appui partisan, mais était due à ses relations personnelles avec de Gaulle et aux pouvoirs exceptionnels que ce dernier s’était arrogés en vertu de la Constitution de la Vème République.
14. les partis socialistes étaient les moins populaires, et cela reste encore le cas aujourd’hui: en Suisse, ils recueillent autour de 25% des suffrages.
15. Un fait symptomatique de la domination de l’opinion publique étatiste‑socialiste est que même l’Union démocrate‑chrétienne conservatrice a déclaré dans son programme d’AhIen de 1947 que “le système économique du capitalisme n’a pas rendu justice aux intérêts vitaux sociaux et politiques du peuple allemand”, et a donc demandé une politique de socialisation à grande échelle.
16. le meilleur indicateur de l’uniformisation idéologique à travers lEurope occidentale est le déclin des partis communistes et la montée simultanée des partis socialistes et sociaux‑démocrates. Comme en Allemagne de l’Ouest, malgré des résultats encourageants immédiatement après la Seconde guerre mondiale, les partis communistes autrichien, suisse, belge, néerlandais et scandinaves ont rapidement été marginalisés. le même phénomène s’est produit après la chute des régimes autocratiques en Espagne et au Portugal.
En France, le déclin systématique du Parti communiste a commencé à la fin des années 1950, en Italie dans les années 1970 et le Parti travailliste britannique s’est démarxisé dans les années 1980. Parallèlement, la popularité de l’aile réformiste et social‑démocrate du mouvement socialiste a progressivement augmenté et au cours des années 1970 et 80, les partis sociaux‑démocrates sont arrivés au pouvoir pour la première fois non seulement en Allemagne, mais aussi en Autriche, en Espagne, au Portugal, en Grèce et en France.
17. Cf. aussi note 5 supra.
18. Cf. note 2 supra.
19. Pour comparaison: en Europe occidentale, entre 5 et 10 % de la population active travaillent pour l’État.
En Europe de l’Est, environ 15% de la population étaient membres du Parti communiste.
20. Par exemple: pendant la seconde moitié du XVIIème siècle, l’Allemagne était composée de 234 “pays” indépendants, 51 villes libres et environ 1 500 seigneuries indépendantes. Au début du XIXème siècle, le nombre de territoires indépendants était tombé à moins de 50.
21. Quoique leurs politiques commerciales ne soient pas irréprochablement libre‑échangistes, la Suisse, petit pays, et la principauté de Liechtenstein encore plus petite en sont deux excellents exemples.
22. Supposons que les terres d’un propriétaire soient le plus petit territoire indépendant imaginable. S’il a recours au libre‑échange, rien ne l’empocherait de devenir la personne la plus prospère du monde. L’existence de n’importe quel individu fortuné est une preuve vivante de cette vérité élémentaire.
[p. 31] D’un côté, si ce même propriétaire, sur le même territoire, décidait ‑ de son propre gré, puisqu’il est la seule personne impliquée ‑ qu’il aimerait renoncer à toute relation commerciale avec l’extérieur, le résultat en serait la misère la plus totale. les ermites sont extrêmement rares parce que le prix du protectionnisme devient de plus en plus prohibitif à mesure que le marché intérieur se rétrécit.
23. Il est évidemment possible ‑ les pays d’Europe occidentale l’ont prouvé ‑ de laisser les grands Etats, comptant des millions de citoyens, imposer à l’économie des taxes qui correspondent à la moitié du produit intérieur, voire plus. de même, il était possible ‑ comme en témoigne le passé communiste de l’Europe de l’Est ‑ de laisser les Etats exproprier quasiment toute la propriété privée. En revanche, il est difficile d’imaginer comment un père ferait pour taxer son fils ou un maire pour taxer la population de son village dans la même mesure sans provoquer un rébellion ou une émigration.
En effet, l’étendue limitée des territoires en question et l’existence d’une multitude d’autres ménages ou villages indépendants, rendent même les régimes d’esclavage personnel plutôt moins oppressants pour leurs sujets que l’esclavage étatique à grande échelle de l’ancienne Union soviétique : le meurtre d’esclaves ‑ la forme ultime de désintégration économique ‑ était rare sous les régimes d’esclavage privé. En URSS, il avait lieu à une échelle de masse, avec plusieurs millions de “pertes”. de la même manière, l’espérance de vie des esclaves personnels augmentait ‑ avec celle du reste du monde. En URSS, elle diminuait au cours des décennies récentes (même sans compter les millions de vies perdues).
24. A la lueur de ces considérations sur la relation dialectique entre l’intégration politique et l’intégration économique, une bonne partie de l’histoire moderne de l’Europe s’explique.
D’abord, la désintégration politique et l’intégration économique non seulement sont compatibles mais font l’objet d’une corrélation positive puisque, par exemple, le capitalisme a fleuri pour la première fois sous un pouvoir politique hautement décentralisé, en Italie du Nord et dans le Sud de l’Allemagne.
Ensuite, le processus d’intégration politique (expansion territoriale) ne freine pas nécessairement l’intégration économique mais peut au contraire la promouvoir dans la mesure où elle implique la conquête territoriale par des gouvernants libéraux aux dépens de moins libéraux : la Révolution industrielle moderne s’est en effet produite en Angleterre et en France, deux pays centralisés.
Et enfin, l’intégration politique mène à la désintégration économique à mesure que le processus de concentration territoriale s’approche de sa conclusion.
Le libéralisme jadis dominant a d’ailleurs progressivement été remplacé par l’Etat‑Providence depuis le dernier tiers du XIXème siècle fin du processus de concentration inter‑européen avec l’unification politique italienne et allemande. Et cela surtout à la suite des deux guerres mondiales, depuis que les Etats‑Unis se sont établis comme le pouvoir militaire hégémonique en Europe occidentale (et dans une bonne partie du reste du monde) et ont fixé comme objectif de leur politique étrangère de sauvegarder le statut quo territorial.
25. le gouvernement fédéral yougoslave avait été encouragé à prendre ces mesures drastiques par les proclamations anti‑sécessionnistes des gouvernements de la CEE et des Etats‑Unis. L’acceptation d’actes de sécession légitimespar les gouvernements occidentaux, en Yougoslavie pour la Slovénie et la Croatie, ainsi que dans les cas des pays baltes, est toujours venu lorsqu’il n’était plus possible de méconnaître la réalité, si “déplaisante” soit‑elle.
[1] D’après des sondages récents effectués en Union soviétique, plus de 30% de la population (près de 100 millions de personnes) ont exprimé le désir d’émigrer.
[2] En fait, l’absence de démocratie et d’élections multi-partis n’a rien à voir avec l’agonie du socialisme. Il est évident que ce n’est pas le mode de sélection des hommes politiques qui est à l’origine des inefficacités du socialisme. C’est la politique en elle-même, et le système de décision, politique, qui en sont responsables. Lorsque les facteurs de production sont socialisés, tout choix exige l’autorisation d’un groupe. Peu importe au producteur comment on choisit les personnes qui accordent les autorisations. Ce qui importe est qu’il lui faut obligatoirement une autorisation. Tant que c’est le cas, la motivation des producteurs à produire sera réduite, et l’appauvrissement persiste.
Par conséquent, le contraire du socialisme n’est pas la démocratie, mais la propriété privée et le capitalisme en tant qu’ordre social fondé sur la reconnaissance de la propriété privée. la propriété privée est aussi incompatible avec la démocratie qu’avec toute autre forme d’organisation politique. En effet, la propriété privée suppose une société complètement dépolitisée ou, pour reprendre la formule de Marx, une “anarchie de production” où personne ne gouverne personne, et où toutes les relations entre producteurs sont volontaires et donc avantageuses pour toutes les parties.
[3]La plupart des manuels américains qui traitent de l’analyse comparative des systèmes économiques ne mentionnent même pas le terme « migration » ou « restriction à l’immigration » dans leur index et pratiquement aucun ne prend systématiquement en considération systématique les flux internationaux de population. Cela donne la mesure de la qualité de ces livres …
A partir de cette incompréhension fondamentale, il n’y a qu’un pas jusqu’aux conclusions perverses de Paul Samuelson (jusqu’en 1989) ou d’autres “experts” moins connus, selon lesquelles le développement économique de l’Union soviétique et l’Europe de l’Est a finalement été une réussite. Ils oublient que pendant toute cette période, aucun gouvernement d’Europe de l’Est ne reconnaissait à chacun le droit d’émigrer. Toute demande de sorties devenait immédiatement suspectée, et les personnes qui tentaient malgré tout de s’exiler pouvaient à tout moment être abattues sans merci.
[4] L’exemple de l’Allemagne de l’Est est une fois de plus extrêmement instructif: avant la construction du Mur, plus de 1 000 personnes fuyaient chaque jour le pays. En été 1989, lorsque la Hongrie socialiste a commencé à ouvrir ses frontières avec l’Autriche, et depuis la chute du Mur de Berlin le 9 novembre 1989, l’exode de la RDA a rapidement augmenté jusqu’à plus de 2000 personnes par jour
[5] Si une politique de privatisation intégrale, libre-échangiste et anti-impôts ne peut pas créer instantanément des richesses, elle crée immédiatement une raison pour ne pas émigrer. Même si les salaires en Europe Occidentale étaient plus élevés pendant un certain temps, la production future deviendrait alors moins coûteuse que celle‑des économies hautement fiscalisées et réglementées de l’Europe occidentale.
Si l’on choisit à la place une politique de réduction progressive du secteur public de moitié, afin d’atteindre le niveau de l’Europe de l’Ouest (où les dépenses publiques, y compris la sécurité sociale, s’élèvent le plus souvent à environ 50% du PNB), l’immigration actuelle serait peut-être un peu réduite, niais le mouvement vers l’Ouest deviendrait en réalité permanent (puisque le niveau des revenus actuels et futurs restera durablement plus élevé en Europe de l’Ouest qu’en Europe de l’Est).
Reprenons l’exemple allemand. Depuis l’unification monétaire du 2 juillet 1990 et l’incorporation de l’Est par l’Ouest du 2 octobre 1990, le nombre d’émigrants a chuté comme prévu.
[p. 29] Cependant, puisque le secteur public dans l’ex-RDA demeure de loin plus important que celui de l’ex-RFA (en une année de désacralisation, seules 700 des 9 000 “unités de production” est-allemandes avaient été privatisées, alors que les structures fiscales et réglementaires ouest-allemandes ont été exportées telles quelles en ex-RDA), jusqu’à ce jour l’émigration Est-Ouest se poursuit à raison de plus de 500 personnes par jour.
[6]Ceci aboutit à des résultats pervers : des hommes comme Trotski ‑ un assassin spoliateur chassé par un plus puissant que lui trouvent plus facilement refuge à l’Ouest que ceux qui en ont effectivement besoin à juste titre.
[7] Dans certains pays plus petits, la croissance a été encore plus spectaculaire. Pendant la même période, par exemple, la population de la Suisse avait augmenté de près de 30%, et celle des Pays‑Bas de plus de 40%.