De la théorie économique du laissez-faire à la politique du liberalisme has just been posted (see below). This is a French translation of chapter 11, “From the Economics of Laissez Faire to the Ethics of Libertarianism,” and the Appendix, “Four Critical Replies,” of The Economics and Ethics of Private Property.
https://docs.google.com/document/d/11ZPOyyvhl9-MPwFCJKiSBPNIKfLwegyfXPK–gF1vzVY/edit
Delathéorieéconomiquedulaissez–faireàlapolitiquedulibéralisme
par Hans Hermann HoppeA
Ludwig von Mises, sans aucun doute dans l’histoire de la pensée économique l’un des plus rigoureux défenseurs d’un système de laissez-faire non entravé par quelque forme d’intervention étatique que ce soit, admettait deux défauts, et deux défauts seulement, dans un système pur de marché.
Alors que, selon Mises, il est généralement exact qu’une économie de marché produit le niveau de vie le plus élevé possible, cela n’aura pas lieu si une entreprise réussit à obtenir un prix de monopole pour ses produits.
En outre, le marché ne peut pas produire lui-même les services de la police du droit. La loi et l’ordre, ou protection du cadre juridique caractéristique de l’ordre de marché, Mises les considère au contraire comme des “services collectifs” dont la production devrait être entreprise par les hommes de l’Etat, lequel n’est pas lui-même soumis aux disciplines du marché mais s’appuie sur la coercition, notamment sur l’imposition forcée.
Lorsque Murray Rothbard entra en scène en 1962 avec son Man, Economy and State, il ne devint pas seulement tout de suite le disciple le plus éminent de Ludwig von Mises, son maître révéré ; debout sur les épaules de ce géant, il s’établit aussi, à l’âge de 36 ans, comme un géant intellectuel à part entière en allant, dans un esprit authentiquement misésien, plus loin que Mises lui-même.
Il reconnut que la position de Mises concernant le caractère exceptionnel des prix de monopole et les services collectifs comme incompatible avec la conception même de la théorie économique comme science des actes de la pensée présentée dans Human Action [L’Action humaine] ; il présenta pour la première fois une défense complète et totalement cohérente d’un système pur de marché.
— En ce qui concerne le “problème” des “prix de monopole”, Rothbard démontra que sur un marché libre il n’existe absolument aucun prix que l’on puisse identifier comme “monopoliste” ou “concurrentiel”, que ce soit par le “monopoleur” lui-même ou par n’importe quel observateur extérieur “impartial”.
L’orthodoxie économique, y compris l’économie autrichienne de Mises, enseigne que les prix de monopole sont des prix plus élevés obtenus en restreignant la production, prix auxquels les ventes offrent une plus grande rentabilité qu’on ne pourrait en obtenir en offrant une production non restreinte à des prix —concurrentiels— moins élevés. Ainsi, poursuit la fable, comme les mesures restrictives que la recherche du profit conduit le monopoleur à prendre impliqueraient que les consommateurs devraient payer davantage pour moins de produits, alors l’existence de prix de monopole entraîne l’éventualité d’imperfections du marché[1].
Comme Rothbard le montre, cette démonstration comporte deux fautes de raisonnement[2].
Tout d’abord, il faut remarquer que tout choix de réduire une certaine production doit par définition entraîner un surcroît de production ailleurs. Les facteurs de production que le “monopoliste” libère d’un processus de production donné ne disparaissent pas comme par enchantement. Bien au contraire, ils sont forcément affectés à d’autres usages : soit pour fournir d’autres produits échangeables, soit pour accroître le loisir de l’un des possesseurs du facteur travail.
Maintenant, supposons que le “monopoleur”, dans un domaine particulier de la production, réduise à un certain moment la production par rapport à ce qu’elle était auparavant, et que les prix et la rentabilité augmentent effectivement. A en croire la version officielle, le nouveau prix serait un prix “de monopole” et les consommateurs seraient lésés. Mais est-ce vraiment le cas ? Peut-on vraiment distinguer cette situation d’une autre, où ce serait la demande qui a augmenté pour un prix donné (la “courbe de demande” se déplaçant vers la droite) ? La réponse est non, car les courbes de demande ne sont jamais simplement “données” pour tout bien.
Lorsque la demande augmente pour le produit en question, l’ancien prix, qui était concurrentiel au départ, devient inférieur au prix concurrentiel à l’arrivée, et le nouveau prix, plus élevé, ne représente qu’un passage de ce prix non concurrentiel au nouveau prix concurrentielB. Et le choix restrictif du “monopoleur” n’implique pas non plus une détérioration de la situation pour les consommateurs, puisqu’il doit nécessairement s’accompagner d’une expansion complémentaire dans d’autres productions. L’action restrictive du “monopoliste” ne saurait être distinguée de tout changement “normal” dans la structure de production qui serait causé par des changements dans la demande relative de consommation pour différents biens y compris le loisir.
“Il n’existe aucune espèce de moyen”, écrit Rothbard, “de distinguer une telle ‘restriction’ avec son expansion corollaire, de la prétendue situation d’un ‘prix de monopole’[3]“.
“Or, si un concept n’a aucun référent identifiable dans la réalité, alors c’est un concept vide et illusoire, pas un concept qui ait un sens. Sur le marché libre, il n’existe aucun moyen de distinguer un ‘prix de monopole’ d’un ‘prix concurrentiel’ ou d’un prix inférieur à ce prix concurrentiel, ni d’identifier aucun passage de l’un à l’autre. Il est impossible de trouver le moindre critère qui permette de faire ces distinctions. Par conséquent, le concept est indéfendable. Le seul prix dont nous puissions parler est le prix de marché libre[4]“.
— En ce qui concerne la seconde imperfection prétendue des marchés, le problème des “services collectifsC“, et notamment celui de la police du droit, Rothbard démontre que les partisans de cette position ne réussissent pas à prouver leur affirmation suivant laquelle il existerait deux types de produits catégoriquement distincts —les singuliers et les collectifs— auxquels deux types différents d’analyse économique devraient s’appliquer ; et qu’en outre, même si de telles distinctions tenaient la route, ils sont incapables de donner les raisons pour lesquelles il faudrait que ces services-là soient fournis par les hommes de l’Etat[5].
La doctrine officielle tient que certains produits et services, dont la loi et l’ordre, sont généralement considérés comme les prototypes, auraient pour caractéristique spéciale que leur jouissance ne pourrait être limitée aux seules personnes qui financent effectivement leur fourniture. On appelle ces produits des “services collectifs”. Et comme les marchés, à cause de ce problème du “parasiteD” ne pourraient pas les fournir (du moins en quantité et en qualité suffisantes) alors qu’on ne doute pas qu’ils soient appréciés, alors il faudrait, nous dit-on, que les hommes de l’Etat s’en mêlent et assurent leur production[6].
Dans sa réfutation, Rothbard nous fait comprendre ce qui suit : pour qu’un objet soit un bien économique, il faut qu’il soit rare, et qu’il soit considéré comme rare par quelqu’un. Rien n’est un bien-en-soi : les biens sont des biens aux yeux de quelqu’un qui les considère comme tels. Mais alors, puisque les biens ne sont pas des biens-en-soi, puisqu’aucune analyse physico-chimique ne pourra jamais prouver qu’une chose est un bien économique, alors il n’existe non plus aucun critère fixe, objectif, pour classer les produits comme singuliers ou collectifs. Ils ne peuvent jamais être des produits singuliers ou collectifs en soi, mais leur caractère singulier ou collectif dépend du nombre des gens qui les considèrent comme bons (ou mauvais). Le degré dans lequel ils sont singuliers ou collectifs varie dans la mesure où ces évaluations changent, et s’étend de 1 à l’infini. Même des choses en apparence complètement privées comme l’intérieur de mon appartement ou la couleur de mes sous-vêtements peuvent devenir des produits collectifs dans la mesure où quelqu’un d’autre commence à s’y intéresser. Et des choses apparemment collectives comme l’extérieur de ma maison ou la couleur de ma salopette peuvent devenir extrêmement particulières dès lors que plus personne ne s’en soucie. En outre, n’importe quel produit peut sans arrêt gagner ou perdre cette caractéristique.
Il peut même passer du statut de bien particulier ou collectif à celui de mal singulier ou collectif et vice-versa, la chose dépendant uniquement des opinions bonnes ou mauvaises que tel ou tel entretient à son endroit.
Mais s’il en est ainsi, aucune décision ne peut jamais être prise sur la base d’une classification des produits comme particuliers ou collectifs : en fait, si on s’y essayait, il ne serait pas seulement nécessaire de demander virtuellement à toute personne singulière, relativement à tout produit particulier, si oui ou non elle s’en préoccupe, et si oui, dans quelle mesure, afin de découvrir qui pourrait profiter de quoi et par conséquent participer à son financement : il deviendrait également nécessaire de suivre continuellement tous les changements de ces évaluations, avec pour résultat que personne ne pourrait jamais prendre aucune décision tranchée concernant la production de quoi que ce soit, et il y a longtemps que nous serions tous morts du fait d’une théorie aussi délirante.
Deuxièmement, même si on mettait de côté toutes ces difficultés, la conclusion étatiste des théoriciens des “services collectifs” est un non sequitur éclatant, comme le montre Rothbard.
Tout d’abord, pour arriver à la conclusion que les hommes de l’Etat doivent fournir les services collectifs qui ne seraient pas produits autrement, il est absolument nécessaire d’introduire en fraude une norme dans sa chaîne de raisonnements. Si on ne le fait pas, il serait impossible, à partir de la proposition suivant laquelle on ne fournira pas [spontanément] certains produits à cause de leurs caractéristiques, de déduire la conclusion comme quoi il faudrait les fournir [autrement]. Mais s’il leur faut une norme pour justifier leur conclusion, alors les théoriciens des “services collectifs” transgressent évidemment les bornes de la théorie économique comme science descriptive pour s’aventurer dans le domaine de la philosophie morale. Or, aucun d’entre eux ne présente rien qui ressemble de près ou de loin à un système éthique explicite.
En outre, même le raisonnement utilitariste dont ils se servent est d’une fausseté flagrante. Peut-être en effet vaut-il mieux disposer de ces services collectifs plutôt que de ne pas les avoir. Peut-être seulement : il ne faut pas méconnaître la possibilité qu’il n’y ait aucune raison a priori pour que même cette opinion soit vraie, puisqu’il est tout à fait possible —c’est même un fait avéré— qu’il existe un anarchiste qui abhorre l’Etat, toutes ses pompes et toutes ses oeuvres, et qui aimerait mieux ne pas recevoir ce “service collectif” s’il devait être fourni par les hommes de l’Etat. Cependant, même si on concédait ce point-là, la conclusion qu’on en tire demeure fausse. Car pour financer le service prétendument désirable il faut retirer des ressources à d’autres affectations désirables, et la seule question pertinente est de savoir si ces autres utilisations concurrentes ont plus, ou moins de valeur, que le “service collectif”.
Et à cette question-là, la réponse est parfaitement claire : en termes des jugements de valeur des consommateurs, la valeur des “services collectifs” est relativement moindre que celle de leurs rivaux privés, parce que si on les laisse choisir, ils manifestent leur choix de dépenser leur argent autrement (sinon, on n’aurait pas besoin de les forcer). Cela prouve que les ressources employées à la fourniture des “services collectifs” sont gaspillées à fournir les consommateurs en produits auxquels ils n’attachent au mieux qu’une importance secondaireE.
Bref, même si on suppose que les services collectifs existent, ils seront en concurrence avec les services privés. Pour savoir s’ils sont demandés avec plus ou moins d’intensité, et dans quelle mesure, il n’y a qu’une seule méthode : examiner les comptes d’exploitation d’entreprises libres, privées et concurrentielles.
Par conséquent, en ce qui concerne les services de police du droit, nous arrivons à cette conclusion que même s’il s’agit bel et bien d’un service collectif, la seule manière d’être sûr que sa production n’est pas assurée aux dépens de biens privés qui ont davantage de valeur et que la protection du Droit fournie est bel et bien celle qui a le plus de valeur, est que ce service-là aussi soit fourni sur un marché d’entreprises en libre concurrence[7]. Rothbard résume l’affaire comme suit :
“[l’idée suivant laquelle] l’action sur un marché libre ne serait plus ‘optimale’, mais devrait être ramenée sur le droit chemin de l”optimalité’ par une action correctrice des hommes de l’Etat[, c]ette conception ne comprend absolument pas au nom de quoi la science économique peut se permettre d’affirmer que le marché libre est optimal. Il l’est bel et bien, mais ce n’est pas du point de vue des jugements de valeur personnels de l’économiste ; c’est parce qu’il consiste dans les actions libres et volontaires des personnes, et qu’il satisfait les besoins que les consommateurs ont librement exprimés par leurs choix effectifs. L’ingérence des hommes de l’Etat, par conséquent et par nécessité, éloignera toujours de l’optimum ainsi défini[8]J.”
II
Cependant, Rothbard ne s’est pas contenté de mettre sur pied une défense économique complète d’un système de pure liberté. Il continue —et culmine en 1982 avec son second Magnum Opus, L’Ethique de la liberté— pour nous fournir un système normatif exhaustif pour compléter et parfaire la tâche de justifier le laissez-faire.
Mises, comme la plupart des théoriciens des sciences sociales, acceptait le verdict de Hume suivant lequel la raison serait, et ne pourrait être que l’esclave des passions. C’est-à-dire que la raison, ou la science, ne pourrait rien faire de plus que de nous apprendre si oui ou non certains moyens sont appropriés pour atteindre certains résultats, certaines fins. En revanche, nous dire quels sont les buts que nous devons choisir, ou lesquels peuvent ou ne peuvent pas être justifiés, cela dépasserait les pouvoirs de la raison. En dernière analyse, quels buts on recherche serait arbitraire d’un point de vue scientifique ; ce ne serait qu’une affaire de caprice émotif.
Certes, Mises, comme la plupart des autres économistes, adhérait en fait à une espèce d’utilitarisme. Il préférait la vie à la mort, la santé à la maladie, l’abondance à la pauvreté. Et dans la mesure où de tels buts, notamment celui d’assurer le plus haut niveau de vie à tout le monde, seraient en fait partagés par d’autres personnes comme Mises supposait qu’ils le sont généralement, en tant qu’expert en économie ce qu’il recommandait pour y parvenir était une politique de laissez-faire[9]. Et à n’en pas douter, dans la mesure où la théorie économique peut en dire autant que cela, son argumentation en faveur du laissez faire est de la plus haute importance.
Mais que se passe-t-il si les gens ne considèrent pas la prospérité [de tousZ] comme leur but ultime ? Comme le montre Rothbard, l’analyse économique prouve seulement que le laissez-faire conduira à des niveaux de vie plus élevés dans le long terme. Mais, dans le long terme, on pourrait aussi bien être mort. Dans ce cas, pourquoi ne serait-il pas tout à fait raisonnable pour une personne de dire :
“je suis parfaitement d’accord avec tout ce que la théorie économique a à dire, mais je me soucie encore davantage de m’enrichir à court terme, et dans ce cas, quel économiste pourrait nier que m’attribuer un privilège ou une subvention serait du meilleur effet ?”
Et d’abord, pourquoi devrait-on se préoccuper avant tout du bien-être social à long terme ? Ne pourrait-on pas prôner la pauvreté, soit comme une valeur ultime en elle-même soit comme moyen de réaliser quelque autre valeur ultime comme l’égalité ? La réponse, évidemment, est que ce genre de choses peut arriver et en fait, arrive bel et bien tout le temps. Mais chaque fois qu’il se produit, non seulement la théorie économique n’a rien à dire, mais d’après Mises et les utilitaristes, il n’y aurait absolument rien d’autre à dire, car il n’existerait aucune manière raisonnable, scientifique, de choisir entre des valeurs en conflit, puisqu’en dernière analyse toutes sont censées être arbitraires[10].
A l’encontre de cette position, Rothbard se range aux côtés de la tradition philosophique de l’éthique rationnelle qui affirme que la raison est bel et bien capable de fournir des propositions normatives définies concernant les buts appropriés de l’homme[11]. Plus spécifiquement, il s’inscrit dans la tradition philosophique de la loi naturelle ou du droit naturel, laquelle affirme que la raison peut discerner des normes universellement valides fondées dans la nature même de l’homme[12]. L’Ethique de la liberté présente la démonstration complète que les normes libérales de la propriété représentent précisément de telles règles.
Etant d’accord avec Rothbard sur la possibilité d’une éthique rationnelle et, plus spécifiquement, sur le fait qu’en réalité, seule une éthique libérale peut être moralement justifiée, je me propose de présenter ici une approche différente, non fondée sur les droits naturels, pour prouver ces deux affirmations. On a souvent fait querelle à la thèse des droits naturels que le concept de nature humaine serait
“trop diffus et trop divers pour fournir un ensemble déterminé définissant le droit naturel[13]“.
En outre, sa définition de la rationalité est également ambiguë dans la mesure où elle ne semble pas distinguer le rôle de la raison dans l’établissement empirique des lois de la nature et celui qu’elle exerce dans l’établissement des normes de conduite personnelle[14]. Evitant ces difficultés dès le départ, je prétends que l’approche qui suit est à la fois plus directe et plus rigoureuse quant à son point de départ aussi bien qu’à la méthode suivie pour parvenir à ses conclusions. En outre, comme je l’indiquerai, mon approche semble aussi mieux correspondre que les prescriptions méthodologiques plutôt vagues des théoriciens des droits naturels[15] à ce que Rothbard fait réellement lorsqu’il s’agit de justifier les normes spécifiques du libéralisme.
Commençons par cette question : que peut-on reprocher à la position prise par Mises et tellement d’autres, suivant laquelle le choix entre les valeurs serait finalement un choix arbitraire ? Tout d’abord, il faut noter qu’une telle position présuppose au moins que la question de savoir si les jugements de valeur ou les propositions normatives peuvent être justifiés est elle-même un problème cognitif. A défaut de l’admettre, Mises ne pourrait même pas dire ce qu’il affirme et prétend. Sa position ne pourrait tout simplement pas exister en tant qu’opinion intellectuelle susceptible d’être discutée.
A première vue, cela ne nous mène pas très loin. Il semble y avoir tout un monde entre ce fait et la démonstration effective que les jugements normatifs peuvent être justifiés, a fortiori que c’est la normative libérale qui est la seule juste. Mais cette impression-là est fausse, car nous en avons établi ici bien plus qu’on ne pourrait le soupçonner. Cette démonstration nous prouve que toute prétention à avoir raison, toute affirmation relative à une proposition qui la prétend valide, objective, vraie (ces termes étant utilisés ici comme synonymes), cette prétention doit être évoquée au cours d’une argumentation. Et comme on ne peut pas contester qu’il en soit ainsi (on ne peut pas communiquer et argumenter comme quoi on ne pourrait pas communiquer ni argumenter), et comme on doit supposer que tout le monde comprend ce que l’on entend par “affirmer d’une chose qu’elle est vraie” (on ne peut pas nier cette affirmation sans implicitement affirmer que son contraire est vrai), ce fait indéniable a reçu l’appellation de “l’a priori de la communication et de l’argumentation[16]“.
Maintenant, une discussion ne consiste jamais seulement en des propositions affirmant être vraies qui flotteraient dans l’air ; l’argumentation est toujours en même temps une activité. Mais alors, puisque c’est au cours d’une argumentation que les vérités prétendues sont évoquées et jugées, et que l’argumentation, indépendamment de tout ce qu’on peut y affirmer, est une question pratique, il s’ensuit qu’il doit forcément exister des normes reconnaissables par plusieurs personnesK —précisément celles qui font d’une action une argumentation— et qui ont un statut cognitif spécial, en ce qu’elles sont des conditions pratiques préalables de l’objectivité et de la véracité.
Et voilà : nous venons d’atteindre cette conclusion qu’il existe bel et bien certaines normes dont on doit absolument supposer qu’elles peuvent être démontrées comme vraiesL. Il est tout simplement impossible d’argumenter dans l’autre sens, parce qu’en fait, la capacité de le faire présupposerait déjà la validité des normes qui sous-tendent toute argumentation.
Nous nous écartons cependant des théoriciens des droits naturels en ce que nous ne prétendons pas répondre à la question de savoir quels buts de l’homme peuvent ou non être justifiés à partir du concept plus large de la nature humaine, mais du concept plus étroit de l’argumentation[17]M. Et grâce à cela, désormais, nous pouvons décrire précisément le rôle particulier de la raison dans la détermination d’une normative concrète ; à la différence de ce qu’elle fait quand elle identifie les lois empiriques de la nature, la raison, lorsqu’elle détermine les lois morales, peut prétendre atteindre des conclusions que l’on peut prouver valides a priori. Elle ne fait alors que rendre explicite ce qui est déjà impliqué par le concept d’argumentation lui-même ; et lorsqu’elle analyse une proposition normative concrète, son rôle se borne à établir si oui ou non elle est compatible avec la normative même [celle de l’argumentation] que celui qui la propose doit présupposer valide pour pouvoir seulement l’avancer[18].
Mais en quoi consistent ces normes de l’argumentation dont la validité ne peut [littéralement] pas être discutée, puisque la mettre en cause exigerait de la présupposer de manière implicite ? Ce qu’on a normalement observé, c’est que l’argumentation implique qu’une proposition prétend à une acceptabilité universelle. [Ce qui est impliqué dans l’argumentation, c’est que quiconque est capable de suivre un raisonnement devrait pouvoir en être convaincu du fait de sa force intrinsèqueN]. Lorsqu’il s’agit d’une proposition normative, c’est l’idée, formulée par la Règle d’or de l’éthique ou l’Impératif catégorique de Kant, qu’il n’est possible de justifier que les normes que l’on peut formuler comme des principes généraux, valides pour tout le monde sans exception[19]. [En fait, comme l’argumentation s’adresse en principe à n’importe qui est capable de raisonner,] on peut comprendre et expliquer le principe normatif de l’universalisation comme impliqué par l’a priori plus vaste de la communication et de l’argumentation[20].
Cependant, le principe d’universalisation ne nous fournit qu’un critère formel de philosophie morale. On pourrait certes à l’aide de ce critère démontrer que toutes les propositions normatives impliquant des règles différentes pour différentes classes de personnes n’ont aucun titre à ce qu’on les considère comme des normes universellement acceptables comme justes, à moins que la distinction entre les différentes classes de gens ne soit telle qu’elle n’implique aucune discrimination, mais que tout le monde, encore une fois, puisse les accepter comme fondées sur la nature des choses. Mais si certaines normes ne peuvent pas résister au test de l’universalisation, si on se donne assez de mal pour les formuler comme il faut, même les normes les plus ridicules et même, ce qui a plus de pertinence encore, les normes les plus incompatibles entre elles pourraient tout aussi bien lui résister. Par exemple, “tout le monde doit se saoûler le dimanche sous peine d’amende” ou “quiconque boit de l’alcool sera puni” sont toutes deux des règles qui ne permettent pas la discrimination entre les groupes de gens et pourraient donc toutes deux prétendre satisfaire la condition de l’universalisation1H.
Il est donc clair que le principe d’universalisation ne pourrait à lui seul nous fournir aucun ensemble de normes dont on pourrait démontrer qu’elles sont justifiées. Mais l’argumentation implique également d’autres normes que le principe de l’universalisation. Pour les reconnaître, il est tout juste nécessaire d’attirer l’attention sur trois faits liés entre eux :
Premièrement, l’argumentation n’est pas seulement une affaire cognitive mais aussi une affaire pratique.
Deuxièmement, l’argument, en tant que type d’action, implique de se servir de cette ressource rare qu’est son propre corps.
Et troisièmement, l’argumentation est une forme d’interaction non agressive. Non pas dans le sens où on serait toujours d’accord sur ce qui se dit, mais dans celui où, aussi longtemps que l’argumentation est en cours, on peut au moins se mettre d’accord sur le fait qu’on n’est pas d’accord sur la validité de ce qui vient d’être dit.
Cela pour dire seulement ceci : aussi longtemps que l’argumentation a lieu, on doit supposer que chacun reconnaît la possession exclusive par l’autre de son propre corps (remarquez encore une fois qu’il est impossible de le nier et de prétendre que cette réfutation serait vraie sans avoir implicitement à l’admettre pour vraie).
Par conséquent, on doit conclure que la norme impliquée par l’argumentation est que tout le monde a le droit de maîtrise exclusive sur son corps en tant qu’instrument de connaissance et d’action. C’est seulement à la condition de cette reconnaissance au moins implicite de la propriété de chaque individu sur son propre corps que l’argumentation peut avoir lieu[21]. Ce n’est que tant que ce droit est reconnu qu’il est possible à une personne de se déclarer d’accord avec un argument et que par conséquent, ce qui vient d’être dit peut être validé, ou qu’il est au contraire possible de dire “non” et de ne se mettre d’accord que sur le fait qu’on n’est pas d’accord. En fait, quiconque voudrait justifier quelque norme que ce soit doit dès le départ présupposer le droit de propriété de chacun sur son corps comme une norme valide, simplement pour pouvoir dire : “ceci est ce que je prétends être vrai et objectif”. Toute personne qui essaierait de contester son Droit de propriété sur son propre corps serait pris dans une contradiction.
Ainsi peut-on affirmer que toutes les fois qu’une personne affirme qu’une proposition quelle qu’elle soit peut être justifiée, il suppose implicitement que la norme suivante est valide :
“personne n’a le droit de commettre une agression contre le corps de toute autre personne et ainsi de limiter ou de restreindre la maîtrise de quiconque sur son propre corpsO.”
Cette règle est impliquée par le concept de justification par l’argumentation.
Justifier implique de justifier sans avoir recours à la force. En fait, si on énonçait le contraire de cette règle, c’est-à-dire “tout le monde a le droit d’agresser tout le monde” (règle qui, soit dit en passant, passerait le test formel de l’universalisation !), alors il est facile de voir que cette règle n’est pas, et ne peut pas être défendue par l’argumentation. Le faire nécessiterait en fait de présupposer la validité de son contraire exact, à savoir le principe précité de non agression.
Il pourrait sembler qu’on n’ait pas gagné grand chose à cette justification d’une norme de propriété en ce qui concerne le corps d’une personne : les conflits sur les personnes physiques, pour l’évitement desquels le principe de non-agression formule une solution éventuellement justifiable, ne représentent qu’une faible portion de tous les conflits possibles. A l’évidence, les gens ne vivent pas seulement d’amour et d’eau fraîche. Il leur faut un plus ou moins grand nombre d’autres choses pour survivre —seul celui qui a survécu peut soutenir une argumentation— a fortiori mener une vie confortable. En ce qui concerne tous ces autres objets, d’autres normes sont aussi nécessaires, dans la mesure où des jugements de valeur différents pourraient apparaître quant à leur usage. Mais en fait, toute autre norme doit être logiquement compatible avec le principe de non-agression pour être justifié et, mutatis mutandis, il faudrait considérer comme non valide toute norme dont on peut montrer qu’elle serait incompatible avec ce principe. En outre, comme les objets à propos desquels il est nécessaire de formuler ces normes sont des biens rares —tout comme le corps d’une personne est aussi un bien rare— et comme il n’est nécessaire de formuler des normes que parce que les biens sont rares et non parce qu’il s’agirait d’un type particulier de biens rares, les spécifications du principe de non-agression, conçues comme une norme particulière de propriété relativement à un type particulier de biens, doivent déjà incorporer les principes d’une théorie générale de la propriété.
Cette théorie générale de la propriété, je vais commencer par l’énoncer comme un ensemble de règles applicables à tous les biens, avec pour but d’éviter tous les conflits éventuels au moyen de principes uniformes, et je démontrerai ensuite comment cette théorie générale est impliquée par le principe de non-agression. Etant donné que selon le principe de non agression une personne peut faire de son corps tout ce qu’elle veut aussi longtemps qu’elle ne commet en ce faisant aucune agression, cette personne peut aussi se servir d’autres moyens de production rares, à la condition que ces moyens-là n’aient pas déjà été appropriés par quelqu’un d’autre, et demeurent dans leur état naturel de biens sans maître. Dès lors que les ressources rares sont visiblement appropriées —aussitôt que, suivant l’expression de John Locke[22], quelqu’un y a “mêlé son travail” et qu’il en existe des traces constatables— alors la propriété, c’est-à-dire le droit d’en disposer exclusivement, ne peut en être obtenue que par un transfert contractuel de titres de propriété du premier propriétaire au suivant, et toute tentative pour limiter unilatéralement cette disposition exclusive des propriétaires initiaux ou toute transformation non sollicitée des caractéristiques physiques des ressources rares en question est, en stricte analogie avec une agression contre le corps d’autres personnes, une action injustifiable[23].
La compatibilité de ce principe avec celui de la non-agression peut être démontrée au moyen d’un argument a contrario. Tout d’abord, il faut remarquer que si personne n’avait le droit d’acquérir et de disposer d’autre chose que de son propre corps (règle qui réussirait le test formel de l’universalisation), alors nous cesserions tous d’exister et le problème de la justification des propositions normatives n’existerait tout simplement pas. L’existence de ce problème n’est possible que parce que nous sommes vivants, et notre existence est due au fait que nous n’acceptons pas, en fait que nous ne pouvons pas accepter une norme interdisant la propriété des biens rares autres que celle de notre propre corps. Par conséquent, nous devons absolument supposer que le droit de posséder de tels biens existe.
Maintenant, si c’était le cas, mais si on ne pouvait pas acquérir le droit de disposer exclusivement de ressources inutilisées, tirées de la nature par son travail, c’est-à-dire en faisant quelque chose avec des objets dont personne n’avait rien fait auparavant, et si d’autres avaient le droit de mépriser vos prétentions à posséder des choses sur lesquelles ils n’avaient pas travaillé et dont il n’avaient fait aucun usage auparavant, eh bien cela ne serait possible que si l’on pouvait acquérir des titres de propriété non par le travail, c’est-à-dire en créant un lien objectif, constatable par des esprits différents, entre une personne singulière et une ressource rare particulière, mais simplement par une déclaration verbale, par décret[24]. Mais voilà le hic : c’est que cette idée de titres de propriété obtenus par simple déclaration est incompatible avec le principe de non-agression des personnes physiques que nous avons justifié plus haut. Pour commencer, si on pouvait effectivement créer un droit de propriété par décret, cela impliquerait aussi qu’il soit aussi possible à quelqu’un de déclarer tout simplement que le corps de quelqu’un d’autre serait le sien. Et cela, c’est assez clair, entrerait en conflit avec l’application du principe de non-agression qui fait une distinction tranchée entre le corps d’une personne et celui de quelqu’un d’autre. Et cette distinction ne peut être faite avec tellement de netteté que parce que, pour les corps comme pour toute autre chose, la distinction entre le “mien” et le “tien” ne se fonde pas sur des déclarations verbales, mais sur l’action [passée]. Cette observation se fonde sur le fait qu’une ressource rare particulière a été utilisée —de manière visible et vérifiable, constatable par tout le monde— comme expression, comme matérialisation de la volonté de quelqu’un, de soi-même ou, le cas échéant, de quelqu’un d’autre. Deuxièmement, et c’est plus important, prétendre que la propriété ne naîtrait pas de l’action mais d’une déclaration implique une contradiction pratique évidente, parce que personne ne pourrait parler et dire de la sorte à défaut d’avoir préalablement reconnu, en dépit de ce qu’il est en train de dire, qu’il a le droit de disposer exclusivement de son propre corps en tant qu’instrument pour dire quoi que ce soit.
Comme je l’ai indiqué plus haut, cette manière de défendre la propriété privée est essentiellement la même que celle de Rothbard. En dépit de son allégeance formelle à la tradition des droits naturels Rothbard, dans ce que je considère comme l’argument le plus essentiel d’une normative de la propriété privée, non seulement choisit essentiellement le même point de départ —l’argumentation— mais encore lui donne une justification par le raisonnement a priori presque identique à celle qui vient d’être développée ici. Pour le prouver, je n’ai qu’à citer :
“Or il est évident que quiconque participe à quelque discussion que ce soit, y compris sur la question des valeurs, prouve par cette participation même, qu’il est bien vivant et accepte de l’être. S’il était vraiment contre le fait de vivre, il ne serait pas là pour en discuter. En fait, il ne devrait même plus être là du tout : le seul fait d’en discuter prouve qu’en réalité, le soi-disant contempteur de l’existence lui donne de la valeur. D’où il résulte que la conservation et la promotion de sa vie par quelqu’un ont incontestablement le statut d’un principe axiomatique[25].1A”
III
Jusqu’à présent, on a démontré que le droit d’appropriation initiale par ses actions est compatible avec le principe de non-agression et impliqué par lui, comme présupposé logiquement nécessaire de l’argumentation. On a bien sûr démontré indirectement qu’aucune règle spécifiant des droits différents ne peut être justifiée. Cependant, avant d’entrer plus en détail dans l’analyse des raisons pour lesquelles toute normative concurrente est indéfendable, discussion qui devrait mieux préciser l’importance de certaines dispositions de la théorie libérale de la propriété, il semble opportun de faire quelques remarques sur ce qui est, et ce qui n’est pas impliqué par le fait de définir ces normes comme “justifiées”.
Quand on développe une telle argumentation, on ne doit pas prétendre avoir déduit un impératif d’un énoncé de fait. En fait, on peut même volontiers souscrire à l’idée presque partout acceptéeP suivant laquelle le gouffre qui existe entre le “est” et le “devrait être” serait logiquement impossible à combler[26]. Bien au contraire, classer ainsi les règles de la théorie libérale de la propriété est une question purement cognitive. Pas plus que le concept de validité ou de vérité n’oblige toujours à rechercher celle-ci, classer la politique libérale comme la seule “juste”, la seule “équitable”, etc., n’implique pas que l’on doive s’y conformer dans ses actions. Dire qu’elle est juste n’empêche évidemment pas non plus que d’autres personnes puissent proposer, voire imposer des règles qui ne seraient pas compatibles avec ce principe. En fait, la situation en ce qui concerne les normes est très semblable à celle qui existe dans d’autres domaines de la recherche scientifique. Le fait, par exemple, que certaines propositions empiriques sont justifiables et justifiées et que d’autres ne le sont pas, n’implique pas que personne ne défende jamais que des propositions objectives et vérifiées. Bien au contraire, les gens peuvent errer, et souvent ils le font exprès. Mais la distinction entre l’objectif et le subjectif, entre le vrai et le faux, n’en perd pas son sens pour autant. On jugerait plutôt que les gens qui agissent ainsi sont soit mal informés soit tout simplement menteurs. Il en est de même pour la normative. Bien sûr, il y a des gens, des tas de gens, qui ne propagent pas ni n’imposent des normes que l’on puisse définir comme valides dans le sens de la justification que j’ai donnée plus haut ; mais la distinction entre normes justifiables et injustifiables ne s’évapore pas pour autant, pas plus que celle qui existe entre les propositions objectives et subjectives ne s’effondre simplement parce qu’il y a des ignorants et des menteurs. Bien au contraire, à due concurrence, les gens qui propageraient ou imposeraient ces normes différentes et non valides, il faudrait une fois de plus les considérer comme mal informés sinon malhonnêtes, dans la mesure où on leur aurait clairement fait comprendre que leurs propositions normatives concurrentes ne peuvent pas être, et ne seront jamais justifiables par une argumentation quelconque. On serait d’ailleurs encore plus justifié de le faire dans le domaine moral que dans le domaine empirique, puisque la validité du principe de non-agression, et celle du principe de l’appropriation initiale par l’action doivent être tenues pour bien plus fondamentales encore que celles de toute autre proposition vraie ou justifiée. Car ce qui est vrai ou justifié doit être défini comme ce sur quoi tout le monde —agissant en conformité avec ce principe [de non-agression]— peut éventuellement se mettre d’accord. Comme je viens de le démontrer, l’acceptation au moins implicite de cette règle est une condition préalable nécessaire pour qu’on puisse seulement vivre et argumenter.
Pourquoi se trouve-t-il donc que les autres théories, non libérales, de la propriété, ne peuvent pas être justifiées ? Tout d’abord, il faut noter, comme il apparaîtra bientôt, qu’aucune des pratiques contraires au libéralisme effectivement pratiquées aujourd’hui ne peut, et fort peu des politiques non libérales proposées en théorie pourraient seulement passer le premier test formel de l’universalisation, et qu’elles échoueraient par ce seul fait. Toutes ces versions contiennent des normes, au sein de leur cadre de règles, qui prennent la forme “certaines personnes ont tel droit, et d’autres ne l’ont pas”. Cependant de telles règles, qui attribuent différents droits et obligations à des classes différentes, n’ont aucune chance qu’on les accepte comme justes par tout participant éventuel à un argument pour des raisons simplement formelles. A moins que la distinction faite entre différentes classes de gens ne soit telle qu’elle serait acceptable pour les deux parties comme fondée sur la nature des choses, ces règles ne seraient pas acceptables parce qu’elles impliqueraient qu’un groupe se soit attribué des privilèges au prix de discriminations complémentaires imposées à un autre groupe. Ce qui veut dire que certains ne pourraient pas admettre que ces règles soient justes, qu’ils soient de ceux à qui on autorise des choses ou de ceux à qui on les interdit[27]. Dans la mesure où la plupart des propositions normatives concurrentes, telles qu’on les applique ou qu’on les prône, sont forcées de s’appuyer sur l’imposition de règles du genre :
“certains ont l’obligation de payer des impôts, et d’autres ont le droit de les consommer”
ou
“certaines personnes savent ce qui est bon pour vous et ont le droit de vous aider à obtenir ces avantages supposés, mais à vous, on vous interdit de savoir ce qui est bon pour eux et de les aider en conséquence”,
ou encore
“certains ont le droit de décider qui a trop et qui a trop peu, et les autres sont obligés de s’aligner”,
ou encore plus clairement :
“l’industrie informatique doit payer pour subventionner les agriculteurs”, “ceux qui ont un emploi pour ceux qui sont au chômage”, “ceux qui n’ont pas de gosses pour ceux qui en ont”,
etc., ou vice-versa. Elles peuvent toutes être facilement rejetées comme postulantes sérieuses au titre de normes de propriété acceptables en tant que telles, parce que toutes indiquent par leur formulation même que ce ne sont pas des règles universalisables.
Qu’est-ce qui manque, cependant, à une normative non libérale si cette question-là est réglée et s’il existe bel et bien une théorie exclusivement formulée en termes de normes universalisables du type “personne n’a le droit de” ou “tout le monde pourra” ? Même de telles propositions ne pourraient jamais espérer prouver leur validité —non plus pour des raisons formelles, mais plutôt à cause de leurs spécifications matérielles. En fait, alors qu’il est au moins envisageable de mettre en pratique les propositions concurrentes dont la prétention à être moralement valides est facilement réfutable sur de simples critères formels, l’application de ces versions plus raffinées qui survivraient au test de l’universalisation leur serait fatale pour des raisons purement matérielles : même si on essayait, il serait tout simplement impossible de les mettre en oeuvre.
La théorie libérale de la propriété contient au moins deux autres exigences avec l’une desquelles au moins toute théorie concurrente entre en conflit. La première est que l’agression soit définie comme une interférence avec l’intégrité physique de la propriété des autres[28]. Il existe néanmoins des tentatives populaires pour la définir comme une interférence avec la valeur ou l’intégrité psychique de la propriété des autres. Le conservatisme idéologique, par exemple, prétend figer une distribution donnée des richesses et des valeurs, et tente de brider les forces qui pourraient changer ce statu quo au moyen de contrôles des prix, des réglementations, et des politiques d’ordre moral. Il est clair que pour ce faire, il est nécessaire de supposer que l’on puisse justifier des droits de propriété sur la valeur des choses, et qu’une violation des valeurs, mutatis mutandis, puisse être considérée comme une agression injustifiable. Il n’y a pas que le conservatisme qui se serve de cette idée de la propriété et de l’agression ; le socialisme redistributeur aussi. Par exemple, il faut supposer qu’il existe des droits de propriété sur les valeurs lorsque par exemple le socialisme redistributeur m’autorise à réclamer une compensation à des gens dont les chances ou les occasions d’agir affectent négativement les miennes. Et la même chose est vraie lorsqu’on prétend à une indemnisation pour une violence “psychologique” ou, terme particulièrement cher à la science politique gauchiste, “structurelle”[29]. Pour pouvoir réclamer une telle indemnisation, il faudrait définir ce qui a été fait —affecter mes chances, mon intégrité psychique, mes impressions sur ce qui m’est dû — comme un acte d’agression.
Pourquoi cette idée d’une protection de la valeur de la propriété est-elle injustifiable ? Pour commencer, alors que toute personne, du moins en principe, peut entièrement contrôler si ses actions modifient ou ne modifient pas les caractéristiques physiques d’une chose, de sorte qu’elle peut parfaitement s’assurer que ses actes soient justifiables, déterminer si vos actions affecteront ou non la valeur de la propriété de quelqu’un d’autre ne dépend pas de la personne qui agit, mais dépend d’autres personnes et de leurs jugements de valeur subjectifs. De sorte que personne ne pourrait déterminer ex ante si ses actions seront qualifiées de justifiées ou d’injustifiables. Il faudrait commencer par interroger l’ensemble de la population pour s’assurer que les actions qu’on envisage ne changeraient le jugement de personne relativement à sa propriété. Et même à ce moment-là, personne ne pourrait agir avant qu’un accord universel ait été atteint pour savoir qui est censé faire quoi avec quoi, et quand. A l’évidence, avec toutes les difficultés pratiques que cela implique, on serait morts depuis longtemps et personne ne pourrait plus discuter, bien avant que cet accord soit jamais atteint[30]. Mais de façon encore plus décisive, cette position quant à la propriété et l’agression ne saurait être défendue par l’argumentation : un débat sur des normes implique qu’on n’est pas d’accord sur l’affectation de ressources rares, autrement on n’aurait tout simplement pas besoin de se disputer. Cependant, pour que la discussion livre un moyen de sortir de tels conflits, il faut présupposer que certaines actions seront autorisées avant qu’on ne parvienne effectivement à un accord ou à un désaccord car si elles ne l’étaient pas, on ne pourrait même pas discuter de la sorte. Or, si on peut le faire —et dans la mesure où elle existe en tant que position intellectuelle ouverte à la discussion la proposition envisagée doit supposer qu’on le peut— alors cela n’est possible que grâce à l’existence de limites objectives à la propriété —des bornes que tout un chacun peut à lui seul reconnaître comme telles sans avoir à se mettre d’accord avec tous les autres sur son système de normes et d’évaluation. Par conséquent, une normative de ce genre, qui prétendrait protéger les valeurs, doit elle aussi, et en dépit de ce qu’elle prétend, présupposer l’existence de limites objectives de la propriété, et non celle de limites déterminées par des évaluations subjectives, ne serait-ce que pour conserver en vie des personnes capables d’énoncer ses propositions d’ordre moral.
L’idée de protéger la valeur et non l’intégrité physique échoue aussi pour une deuxième raison connexe : il est évident que votre valeur, par exemple sur le marché du travail ou celui du mariage, peut être, est en fait affectée par l’intégrité physique et le degré d’intégrité physique des autres personnes. De sorte que si l’on veut que la valeur des propriétés soit protégée, il faut autoriser l’agression physique contre d’autres personnes. Cependant, c’est uniquement à cause du fait que les frontières d’une personne —celles de sa propriété sur son propre corps comme son domaine de maîtrise exclusive qu’aucune autre personne n’est autorisée à transgresser s’il ne souhaite pas devenir agresseur— sont des frontières physiques (constatables par des esprits différents, et non des frontières simplement imaginées par la subjectivité), que tout le monde peut se mettre indépendamment d’accord sur quoi que ce soit (et bien sûr, l’accord signifie un accord entre des unités de décision indépendantes !). Par conséquent, c’est seulement parce que les bornes protégées de la propriété sont objectives, c’est-à-dire fixées et reconnaissables comme fixées antérieurement à tout accord conventionnel, qu’il peut à quelque titre que ce soit exister une argumentation et un éventuel accord entre des unités de décision indépendantes. Si personne ne saurait argumenter en faveur d’un système de propriété définissant les limites de la possession légitime en termes subjectifs, en termes de valeur, c’est simplement parce que pouvoir parler en ces termes présuppose que l’on doit en fait, contrairement à ce qu’on serait en train de prétendre, déjà être une entité physiquement indépendante pour le dire.
La situation n’est pas moins tragique pour les propositions normatives concurrentes lorsqu’on se tourne vers la deuxième spécification essentielle des règles de la théorie libérale de la propriété. Les normes de base de la politique libérale étaient caractérisées non seulement par le fait que la propriété et l’agression étaient définies en termes physiques ; il n’était pas de moindre importance que la propriété soit définie comme une propriété privée, individualisée, et que le sens de l’appropriation initiale, qui implique évidemment de faire une distinction entre l’avant et l’après, ait été précisé. C’est aussi avec cette clause supplémentaire que les normatives sociales concurrentes, non libérales, entrent en conflit. Au lieu de reconnaître l’importance vitale de la distinction entre l’avant et l’après pour trancher entre des prétentions en conflit sur une propriété, ils proposent des normes qui affirment dans les faits que la priorité n’aurait aucune pertinence pour prendre une telle décision, et que les derniers arrivants auraient autant de droits que les premiers arrivés sur la propriété [en question]. Il est clair que cette idée-là est impliquée lorsque le socialisme redistributeur, par exemple, fait payer un impôt aux propriétaires naturels de la richesse (ou à leurs héritiers) pour permettre aux derniers arrivés [prétendument] moins chanceux de participer à sa consommation. Et elle est aussi impliquée, par exemple, lorsque le possesseur d’une ressource naturelle est forcé de réduire (ou d’accroître) son exploitation actuelle dans l’intérêt de la postérité. A ces deux occasions, cela n’a un sens de faire ce que l’on fait que si l’on suppose que la personne qui a accumulé la richesse la première, ou qui la première a fait usage de la ressource naturelle, aurait par ce fait même commis une agression contre quelque arrivant tardif. S’ils n’avaient rien fait de mal, alors les derniers arrivés n’auraient pas un tel droit sur eux[31].
Qu’est-ce qui cloche dans cet abandon de la distinction entre l’avant et l’après comme moralement dépourvue de pertinence ? Tout d’abordQ, si les derniers arrivants, c’est-à-dire ceux qui n’ont en réalité jamais rien fait avec les biens en question, y avaient réellement autant de droits que les premiers arrivés qui en ont bel et bien fait quelque chose, alors littéralement personne ne serait jamais autorisé à faire quoi que ce soit avec quoi que ce soit, puisqu’il faudrait obtenir le consentement de tous les futurs arrivants avant de pouvoir faire ce que l’on voudrait faireR. En fait, comme cette postérité-là inclurait les enfants de ses propres enfants —c’est-à-dire des gens qui arriveraient tellement tard qu’il serait absolument impossible de le leur demander— prôner un système juridique qui, à la base de sa théorie de la propriété, ne ferait pas usage de la distinction entre l’avant et l’après, est purement et simplement absurde, en ce qu’elle implique de recommander la mort alors qu’il faut présupposer la vie pour être capable d’avancer le moindre argument. Ni nous, ni nos aïeux, ni notre progéniture n’auraient pu, ne pourraient et ne pourront survivre si on devait suivre cette règle-là. Pour qu’une personne quelconque —passée, présente ou à venir— puisse discuter, il faut qu’il soit possible de survivre à ce moment. Personne ne peut suspendre toute action pour attendre jusqu’à ce qu’un groupe indéterminé d’arrivants tardifs se pointe pour accepter que vous fassiez ce que vous vouliez faire. Bien au contraire, dans la mesure où quelqu’un se trouverait seul, il doit pouvoir tout de suite agir, utiliser, produire, et consommer des biens, avant tout accord avec des gens qui ne sont tout simplement pas encore là (et qui n’y seront peut-être jamais). Et dans la mesure où une personne se trouve en présence d’autres, et où apparaît un conflit sur la manière d’utiliser une ressource rare donnée, il faut qu’elle puisse résoudre le problème à un instant défini avec un nombre défini de personnes, au lieu de devoir attendre un nombre indéterminé de personnes pendant une durée non précisée. Par conséquent, rien que pour survivre, ce qui est une condition préalable pour pouvoir argumenter pour ou contre quelque chose, il est impossible d’imaginer des droits de propriété comme indépendants du moment et comme non spécifiques quant au nombre des personnes concernées. Bien au contraire, il faut nécessairement les concevoir comme nés de l’action d’individus particuliers, à un moment déterminé[32].
Par-dessus le marché, l’idée d’abandonner la distinction entre l’avant et l’après serait tout simplement incompatible avec le principe de non-agression comme fondement pratique de l’argumentation. Argumenter, et se trouver éventuellement d’accord avec quelqu’un (ne serait-ce que sur le fait qu’il n’y a pas d’accord), implique de reconnaître le droit prioritaire de maîtrise sur son propre corps. Sinon, il serait impossible à quiconque de dire d’abord quelque chose, puis à un autre d’en dire ensuite une autre, ou vice-versa, dans la mesure où ni le premier à parler, ni le second ne seraient plus, à aucun moment, des unités de décision physiquement indépendantes. Donc, éliminer la distinction avant/après équivaut à supprimer la possibilité de discuter et de se mettre d’accord. Or, comme il est impossible de prétendre qu’il existe aucune possibilité de discussion, à moins que la maîtrise préalable de son propre corps par chaque personne n’ait été reconnue et acceptée comme juste, une éthique du dernier arrivant qui refuserait de faire cette différence ne pourrait jamais être acceptée par tout le monde. Se borner à affirmer qu’elle pourrait l’être impliquerait une contradiction, puisque le fait qu’on puisse le dire présupposerait sa propre existence en tant qu’entité capable de prendre des décisions indépendantes à un moment défini dans le temps.
De sorte qu’on est forcé de conclure que la politique libérale non seulement peut être justifiée, et justifiée au moyen du raisonnement a priori, mais qu’il est impossible de défendre aucune normative concurrente au moyen de l’argumentation.
Quatre réponses à la critique
Préférence démontrée et propriété privée1E
Le Professeur Osterfeld, après avoir généreusement reconnu mon rôle de “défricheur” dans la défense a priori de la normative de la propriété privée, se concentre sur quatre critiques à mes arguments.
J’entends commenter les quatre objections que le Professeur Osterfeld m’adresse. Cependant comme elles dépendent d’une compréhension correcte de mon argument central et de sa force logique, je souhaite exposer à nouveau mon cas le plus brièvement possible.
Comme Osterfeld le remarque à juste titre, je prétends donner une démonstration fondée sur la nature de l’action de la validité de la normative —essentiellement lockéenne— de la propriété privée. Plus précisément, je veux démontrer que cette normative est la seule qui puisse être justifiée par l’argumentation, parce qu’elle est la présupposition pratique de l’argumentation, et qu’il est donc possible de montrer que toute proposition normative qui s’en écarterait contredirait le choix démontré du locuteur. Une telle proposition peut être faite, mais son contenu contredirait la norme pour laquelle on démontre sa préférence en vertu même de son acte d’énoncer une proposition, c’est-à-dire par son choix de se lancer dans une argumentation. De même que l’on peut dire “je suis et je serai toujours absolument indifférent à faire des choses”, alors que cette proposition est contradictoire avec le fait d’énoncer une proposition parce que cet acte révèle les préférences réelles (dire cela plutôt que de dire quelque chose d’autre ou de ne rien dire du tout), de même des propositions normatives déviantes seront réfutées par le seul fait de les proposer.
Pour parvenir à cette conclusion et saisir pleinement son importance, il est essentiel de comprendre deux choses.
Il faut considérer comme la défaite la plus absolue pour une proposition normative que l’on puisse démontrer que son contenu est logiquement incompatible avec l’affirmation de son auteur comme quoi sa validité pourrait être constatée au moyen d’une argumentation. Démontrer une telle incompatibilité équivaut à une démonstration d’impossibilité ; et une telle démonstration est absolue dans le domaine de la recherche intellectuelle.
Tout d’abord, la question de savoir ce qui est juste ou injuste —ou, plus généralement encore, ce qui est vrai ou faux— n’apparaît que dans la mesure où moi-même, et les autres, sommes capables d’échanger des propositions, c’est-à-dire d’argumenter. La question n’apparaît pas pour un caillou ou pour un poisson, parce qu’ils sont incapable d’énoncer des propositions prétendant à la validité. Or, si c’est le cas —et on ne peut pas le nier sans se contredire soi-même, comme on ne peut pas fournir d’arguments comme quoi il serait impossible d’argumenter— alors on doit supposer de toute proposition normative, comme de toute autre proposition, qu’elle peut être validée au moyen de propositions ou d’argumentations. En produisant une proposition quelle qu’elle soit, ouvertement ou au for intérieur, on démontre sa préférence pour s’en remettre aux moyens de l’argumentation afin de convaincre de quelque chose soi-même ou les autres. Et il n’y a alors aucun moyen de justifier quoi que ce soit, si ce n’est une justification en termes d’argumentation.
Il faut considérer comme la défaite la plus absolue pour une proposition normative que l’on puisse démontrer que son contenu est logiquement incompatible avec l’affirmation de son auteur comme quoi sa validité pourrait être constatée au moyen d’une argumentation. Démontrer une telle incompatibilité équivaut à une démonstration d’impossibilité ; et une telle démonstration est absolue dans le domaine de la recherche intellectuelle.
Deuxièmement, les moyens avec lesquels une personne démontre une préférence en s’engageant dans l’argumentation sont ceux de la propriété privée. Il est évident que personne ne pourrait proposer quoi que ce soit ni se laisser convaincre par une proposition quelconque au moyen d’une argumentation si on se présupposait pas déjà le droit d’une personne de faire usage de son corps. En outre, il serait également impossible de soutenir une argumentation et de s’en remettre à la force de conviction de ses propres arguments si on n’avait pas le droit de s’approprier d’autres produits rares par des actes d’appropriation initiale, c’est-à-dire en les mettant en valeur avant que quiconque ne l’ait fait, ou si ces biens-là, et le droit de maîtrise exclusive en ce qui les concerne, n’étaient pas définis en termes objectifs et matériels. Car si on ne présupposait pas un tel droit, ou si les derniers arrivés étaient censés avoir des prétentions légitimes sur les possessions d’autrui, ou si la propriété était définie en termes subjectifs, en termes d’évaluation, personne ne pourrait survivre en tant qu’entité de décision indépendante, et par conséquent personne ne pourrait émettre des propositions prétendant à la validité.
Par conséquent, en étant vivant et en formulant des propositions, on démontre que toute normative autre que celle de la propriété privée est dépourvue de validité.
La quatrième objection d’Osterfeld à mon article affirme que mon argument est un exemple de naturalisme normatif, mais que je semble être tombé dans le sophisme naturaliste en déduisant un impératif d’une proposition de fait.
Je veux bien accepter la première partie de la proposition mais pas la seconde. Ce que je présente est un système normatif entièrement exempt d’engagement personnel. Je demeure exclusivement dans le domaine des propositions de fait, et ne cherche nulle part à tirer un “devrait être” à partir d’un “est”. La structure de mon argumentation est :
(a) la justification repose sur des propositions et des arguments ;
(b) l’argumentation présuppose la reconnaissance du principe normatif de la propriété naturelle (proposition de fait vraie a priori) ;
(c) aucun écart par rapport à la normative de la propriété naturelle ne peut être justifiée par l’argumentation (proposition de fait vraie a priori).
Si bien que ma réfutation de toutes les normes socialistes est une réfutation purement descriptive.
Et que Rawls ou d’autres socialistes puissent continuer à défendre de telles normes n’a rien à faire avec la question. Que un et un font deux n’élimine pas la possibilité de voir quelqu’un dire que cela fait trois, ni même qu’on ne devrait pas essayer de faire de “un et un font trois” la loi arithmétique du pays. Mais tout cela ne change rien au fait que un et un font toujours deux. De manière strictement analogue, je prétends “seulement” que tout ce que disent Rawls et autres socialistes est faux, et que comprendre cela est à la portée de tout homme compétent et honnête. Cela ne change rien au fait que l’incapacité de penser, la malhonnêteté et la méchanceté peuvent toujours exister et même l’emporter sur la vérité et la justice.
l’origine des droits de l’homme est, et doit être,
l’argumentation comme manifestation de notre rationalité
La seconde objection comprend aussi mal le fait que ma défense de la propriété naturelle n’est déduite d’aucun jugement de valeur. Osterfeld reconnaît que l’argumentation présuppose de reconnaître la propriété privée. Mais ensuite, il s’inquiète de connaître l’origine de ce droit. Mais comment peut-il poser une question pareille ? Uniquement parce que lui-même est capable d’argumenter. Sans argumentation, il n’y aurait rien d’autre que du silence ou un bruit sans signification. La réponse est que l’origine des droits de l’homme est, et doit être, l’argumentation comme manifestation de notre rationalité. Il est impossible de prétendre que quoi que ce soit d’autre puisse servir de point de départ pour la déduction d’un système normatif, parce qu’affirmer cela serait encore une fois présupposer notre capacité d’argumenter. Les droits ne pourraient-ils pas résulter d’un contrat passé derrière le “voile de l’ignorance”S ? Demande Osterfeld.
Oui et non. Bien sûr, il peut exister des droits qui résultent d’un contrat. Mais pour qu’un droit soit possible, il faut déjà qu’existent possesseurs privés et propriété privée. Sinon, il n’y aurait pas de co-contractants physiquement indépendants, et rien sur quoi on puisse se mettre d’accord par contrat.
Et “non” ; on ne peut définir aucun droit derrière le “voile de l’ignorance”, parce que personne ne vit derrière un objet pareil, sauf peut-être des zombies épistémologiques, et de là-derrière, il n’y a qu’une normative rawlsienne pour zombies qui puisse jamais sortir.
Les droits peuvent-ils émerger d’une tradition à la Hume ou à la Burke ? Bien sûr, ils le font toujours. Mais la question factuelle de l’émergence du droit n’a rien à faire avec la question de savoir si ce qui existe peut ou non être justifié.
Dans sa troisième objection, Osterfeld affirme que j’ai construit une alternative entre la propriété individuelle d’une part, et la propriété communautaire mondiale de l’autre, mais que cette alternative-là ne serait pas exhaustive. C’est une erreur de représentation. Je ne dis nulle part quoi que ce soit de telT. Dans la section à laquelle Osterfeld se réfère, je me soucie d’expliquer l’alternative entièrement différente entre la propriété définie en termes physiques et apparaissant à des moments différents dans le temps pour des individus différents, et d’autre part la propriété telle qu’on prétend la définir en termes de valeur et sans préciser sa date ni son origine, et de réfuter la seconde comme absurde et contradictoire.
Je n’exclus pas du tout la possibilité de la propriété par des “communautés intermédiaires”. Cependant, je répète que cette propriété-là présuppose la propriété individuelle et privée. La propriété commune nécessite des contrats, et les contrats ne sont possibles que s’il existe déjà des titres de possession obtenus indépendamment de ces contrats : les contrats sont des accords entre des entités physiquement indépendantes, qui sont fondés sur la reconnaissance mutuelle des titres de propriété sur les choses acquises préalablement à l’accord par les co-contractants, et qui concernent le transfert de ces titres de propriété d’un propriétaire initial particulier à un (des) propriétaire(s) final (finaux).
En ce qui concerne la première objection d’Osterfeld, je n’ai pas écrit que les buts fondamentaux de l’économie et de la philosophie politiques seraient “complémentaires”. Ce que j’ai dit est qu’ils sont différents. Personne, s’il essaie de répondre à la question “qu’est-ce qui est juste ?”, n’est logiquement tenu d’exiger que sa réponse doive aussi contribuer à la plus grande production de richesse possible (en tous cas je n’affirme nulle part qu’il existe aucune obligation logique de la sorte !). Ainsi, que Hobbes, Rousseau et d’autres prétendent que les systèmes politiques n’accroissent pas la richesse mais la rareté n’est pas une objection valide à l’encontre de mes remarques sur la relation entre la philosophie et l’économie politiques. Leur affirmation selon laquelle ces systèmes-là seraient justes est indéfendable, et il se trouve [par ailleurs] que la seule normative qui puisse être justifiée contribue bel et bien à la production maximale. C’est un —heureux— état de fait. Cela ne change en rien le fait que la philosophie et l’économie politiques s’intéressent à des questions complètement distinctes.
Ma thèse consiste en ceci et seulement ceci : alors que les philosophes politiques en tant que tels n’ont pas besoin de se soucier de combattre la rareté, la philosophie politique et l’économie ont en commun le fait que sans la rareté ni l’une ni l’autre discipline n’auraient aucun sens ; il n’y aurait pas de conflit interpersonnel sur quoi que ce soit, et par conséquent aucune question sur les normes qu’il faudrait accepter comme justes afin d’éviter les conflits. Ce n’est pas pousser trop loin les choses que d’affirmer que les philosophes politiques ne se sont jamais occupés que de l’attribution de droits de maîtrise exclusive sur des biens rares. C’est le cas lorsqu’un Lockéen propose d’accepter la normative de la propriété naturelle, et ce ne l’est pas moins lorsqu’un Hobbesien souhaite à la place que quelqu’un soit nommé Führer suprême, aux ordres de qui tout le monde devrait obéir.
Utilitaristes et Randiens contre la Raison
Il n’est pas possible, et il ne vaudrait pas la peine, de répondre à toutes les questions soulevées au cours de la discussion qui vient d’avoir lieu1B. Je vais me concentrer sur les critiques les plus véhémentes —toutes utilitaristes d’une espèce ou d’une autre à l’encontre de mon argumentation. Ensuite, je commenterai brièvement la manière de réagir des Randiens.
Aussi incroyable que cela paraisse, il semble que Friedman, Yeager, Steele, Waters, Virkkala et Jones se figurent que je ne me serais pas rendu compte qu’aucune des sociétés existantes n’est entièrement libérale (qu’il y a de l’esclavage, des camps de concentration, que les maris possèdent leurs femmes, etc.), et que ce fait, pour une raison ou pour une autre, réfuterait mon argument.
Il est pourtant évident que je n’aurais pas écrit cet article si mon opinion était que le libéralisme domine partout ; et il aurait dû l’être que c’est précisément ce caractère non libéral de la réalité qui m’a poussé à démontrer quelque chose d’entièrement différent, à savoir pourquoi une telle situation ne peut pas être justifiée. Mentionner des faits tels que l’esclavage comme un contre-exemple vaut à peu près autant que de prétendre réfuter la démonstration suivant laquelle 1 + 1 = 2 en signalant que quelqu’un vient de donner 3 comme réponse — et c’est tout aussi ridicule.
Pour répéter ce que j’affirme : si une chose est vraie, fausse ou indéterminée ; si elle a ou non été justifiée ; ce qui est nécessaire pour la justifier ; si c’est moi, ou mes adversaires qui a raison ou si nous avons tous tort— tout cela doit être décidé au cours d’une argumentation. Cette proposition est vraie a priori, parce qu’on ne peut pas la nier sans l’affirmer par le fait même de la nier. On ne peut pas prouver par l’argumentation que l’argumentation serait impossible, et on ne peut pas contester que l’on sache ce que signifie “prétendre que quelque chose est vrai” sans affirmer implicitement —au moins— que c’est le contraire qui est vrai.
On a appelé cela l'”a priori de l’argumentation” —et c’est à cause du caractère axiomatique de cette proposition, analogue à l’axiome de l’action, que j’ai invoqué von Mises dans mon article (l’indignation de Virkkala à ce propos se disqualifie elle-même, puique j’ai explicitement affirmé que pour Mises, ce que j’essayais de faire était impossible. En outre, c’est sa compréhension de Mises qui est amusante. Car alors qu’il est vrai que la praxéologie [de Mises] parle du marginalisme, il n’est évidemment pas vrai que la praxéologie elle-même soit en quoi que ce soit affectée par le caractère marginal des choix. La praxéologie contient des propositions universellement vraies, et que nous choisissions ou non de les accepter n’y change absolument rien. Je ne vois pas pourquoi il en irait différemment des propositions normatives. Virkkala pourrait aussi bien taxer Mises de “régression par rapport au marginalisme” pour avoir affirmé que la praxéologie est vraie).
L’a priori de l’argumentation une fois établi comme point de départ axiomatique, il s’ensuit que rien de ce qu’il est nécessaire de présupposer pour pouvoir énoncer des propositions ne peut plus être contesté par des propositions. Cela n’aurait pas de sens de réclamer que l’on justifie les présuppositions préalables qui rendent possible la production des propositions. Bien au contraire, elles doivent être considérées comme absolument assurées par quiconque énonce une proposition. Et tout énoncé propositionnel spécifique qui contesterait leur validité pourrait être décrit comme impliquant une contradiction performative (dans le sens expliqué par David Gordon) et, partant, comme définitivement réfutée.
Le principe de non-contradiction est l’une de ces présuppositions. C’est une loi qu’on ne peut pas nier sans présupposer sa validité par le fait de la nier. Mais il en existe une autre. Les propositions ne sont pas des entités qui flotteraient dans l’air. Elles exigent quelqu’un pour les énoncer, lequel, s’il veut émettre une proposition pour décrire quoi que ce soit comme vrai, doit absolument avoir la maîtrise exclusive de certaines ressources rares, définies en termes objectifs et passées sous son contrôle à des moments déterminés par des actes d’appropriation initiale. De sorte que toute proposition qui contesterait la validité du principe d’appropriation initiale comme moyen de définir la propriété, ou qui affirmerait celle d’un autre principe incompatible avec lui, serait réfutée par le fait de l’énoncer, de la même manière que la proposition : “le principe de non-contradiction est faux” serait contredite par le fait même de l’énoncer. En tant que présupposé praxéologique du fait d’énoncer des propositions, la validité du principe de l’appropriation naturelle ne peut pas être contestée par une argumentation sans tomber dans une contradiction performative. Dès lors, quiconque émet des propositions peut —en réfléchissant— comprendre que tout autre principe d’acquisition de la propriété est finalement incapable d’être justifié par des propositions (remarquez notamment que cela inclut toute proposition prétendant qu’il serait justifié de limiter le domaine des choses qui peuvent faire l’objet de l’appropriation initiale. Celle-ci échoue parce que, une fois qu’on a admis que la maîtrise exclusive de certains moyens obtenus par appropriation initiale, il devient impossible de justifier aucune restriction dans le processus de l’appropriation initiale —sauf celle qu’on s’imposerait à soi-même— sans tomber dans une contradiction. Car si celui qui propose une telle restriction était cohérent, il n’aurait pu justifier l’appropriation que de certains moyens physiques, dont il ne serait pas autorisé à se servir pour une appropriation supplémentaire. Or, il est évident que dans ces conditions, il ne pourrait pas gêner l’appropriation initiale supplémentaire d’un autre, simplement parce qu’il n’aurait aucun moyen physique d’agir dans ce sens de manière justifiée. S’il le faisait, il aurait par là l’inconséquence d’étendre ses propres prétentions à l’appropriation au-delà des ressources qu’il considérait avoir justement appropriéesU. En outre, pour justifier cette extension, il lui faudrait invoquer un principe d’acquisition de la propriété incompatible avec le principe d’appropriation des biens sans maître qu’il aurait déjà admis comme justifié).
Tout mon argument prétend donc être une démonstration d’impossibilité.
Mais non pas, comme les critiques susmentionnés semblent penser, une démonstration qui affirmerait l’impossibilité de certains événements empiriques, de sorte qu’elle pourrait être réfutée par une observation. Bien au contraire, c’est la démonstration qu’il est impossible, par des propositions, de justifier des principes non libéraux de la propriété sans tomber dans des contradictions. Pour ce qu’elle peut éventuellement valoir (et j’y viendrai bientôt), il devrait quand même être clair que l’observation empirique n’a absolument aucune prise sur elle. Qu’est-ce que ça y fait s’il y a de l’esclavage, des goulags et des impôts ? La démonstration concerne le fait qu’affirmer que ces institutions pourraient être justifiées implique une contradiction pratique. Sa nature est purement intellectuelle, comme les démonstrations logiques, mathématiques ou praxéologiques. Sa validité —comme la leur— peut être établie indépendamment de toute expérience contingente.
Et sa validité n’est pas non plus affectée en quoi que ce soit, comme plusieurs critiques —le plus notoirement Waters— semblent le penser, par la question de savoir si les gens la trouvent ou non à leur goût, si elle a ou non leur faveur, s’ils la comprennent ou non, ou se mettent ou non d’accord à son sujet et pas davantage s’ils sont ou non en train d’argumenter.
De même que ce genre de considération n’a aucune pertinence pour juger par exemple de la validité d’une démonstration mathématique, elles sont ici complètement à côté de la plaque.
Et tout comme la validité d’une démonstration mathématique n’est pas restreinte au moment où on l’énonce, celle de la théorie libérale de la propriété n’est pas limitée aux cas où quelqu’un argumente. S’il est juste, l’argument démontre sa validité universelle, que l’on argumente ou qu’on n’argumente pas1G
(de tous les critiques utilitaristes, Steele est le seul à avoir saisi le défi que je leur avais particulièrement adressé, en affirmant que l’attribution des droits de propriété ne peut pas dépendre d’un résultat ultérieur, parce que dans ce cas-là, personne ne pourrait jamais savoir avant le résultat ce qu’il était justifié ou injustifié qu’il fasse ; et qu’en prônant une attitude conséquencialiste, l’utilitarisme n’est, au sens strict du terme, absolument pas une normative puisqu’il ne sait pas répondre à la question : “qu’est-ce qu’il est justifié que je fasse maintenant ?” Steele résout ce problème en suivant la méthode adoptée tout au long de son commentaire : en le comprenant de travers. Il s’imagine que mon argument serait susceptible d’un test empirique ; il lui prête faussement l’intention de prouver que l’énoncé “je suis pour une politique libérale” découlerait de l’énoncé : “je suis en train de dire quelque chose”, alors que ce qu’il affirme en fait c’est que, quoi que les gens se trouvent penser ou dire,
l’énoncé :
“la politique libérale peut être définitivement justifiée par l’argumentation”
peut être logiquement déduit de l’énoncé :
“je prétends que telle ou telle opinion est valide, c’est-à-dire susceptible d’être justifiée par des propositions de fait”.
Sa réponse au problème du conséquencialisme est un autre trait de génie :
“non, dit Steele, le conséquencialisme n’implique pas nécessairement l’absurdité praxéologique d’une éthique du ‘j’attends le résultat'”.
Son contre-exemple : on commence par prôner certaines règles, puis on les met en oeuvre, et ensuite on les modifie au regard des résultats. Alors qu’il s’agit bien d’un exemple de conséquentialisme, je n’arrive pas à comprendre comment celui-ci pourrait fournir une réponse à la question : “qu’est-ce qu’il est justifié que je fasse maintenant ?”, de manière à échapper à l’absurdité d’une éthique du “j’attends le résultat”. Le point de départ n’est pas justifié [quelles règles ? Il n’y a pas que le résultat qui dépende d’une réponse à cette question !] ; et la procédure conséquentialiste ne l’est pas non plus [pourquoi ne pas adopter des règles et s’y tenir quel que soit le résultat ?]. La réponse de Steele à la question “qu’est-il justifié que je fasse ?”, c’est : ça dépend des règles avec lesquelles vous partez, puis de l’effet de ce à quoi ça peut bien conduire, et enfin de si oui ou non vous vous souciez d’un tel résultat. De quoi qu’il puisse s’agir, ce n’est pas un système normatifV.
La réaction de l’autre côté —le côté randien, représenté par Rasmussen, est différente. Il a moins de mal à comprendre la nature de mon argument, mais il me répond à son tour :
“et alors ? Pourquoi une démonstration a priori de la politique libérale devrait-elle faire une différence quelconque ? Pourquoi ne pas commettre d’agressions malgré tout ?”
—Eh bien oui, pourquoi pas ? Mais alors, pourquoi la démonstration suivant laquelle un et un font deux changerait-elle quoi que ce soit ? On peut certainement continuer d’agir comme si deux et deux faisaient trois1C. La réponse évidente est :
“parce qu’il existe une justification argumentée pour faire la première chose mais pas pour faire la seconde”.
—”Mais pourquoi devrions-nous agir raisonnablement ?”
dit la réplique suivante. Encore une fois, la réponse est évidente :
— pour commencer, parce qu’il serait impossible d’argumenter contre ;
— ensuite, parce que quiconque poserait cette question serait déjà en train d’approuver l’emploi de la raison par le fait même de la poser.
Cela peut ne pas suffire et tout le monde sait que cela ne suffit pas : car même s’il faut considérer la norme libérale et le raisonnement argumenté comme définitivement justifiés, cela n’interdit toujours pas que certaines personnes agissent sur la foi de croyances injustifiées, ou parce qu’ils ne savent pas, ou parce qu’ils s’en f…, ou parce qu’ils préfèrent ne pas savoir. Je ne vois pas ce que cela aurait de surprenant et en quoi cela rendrait la démonstration déficiente. On ne peut pas en faire plus par l’argumentation rationnelle.
Rasmussen semble penser que si je pouvais tirer de quelque part une norme impérative (ce que Yeager prétend que j’essaie de faire, alors que je l’ai explicitement nié), les choses iraient mieux.
Mais ce n’est là qu’un espoir illusoire. Car même si Rasmussen avait prouvé qu’il faut être raisonnable et qu’on doit agir conformément à la normative libérale de la propriété, il ne s’agirait là que d’un autre argument démonstratifW. Il ne pourrait pas plus assurer que les gens feront ce qu’ils doivent faire que ma démonstration ne peut garantir qu’ils fassent ce qui est justifié.
Alors, où est la différence, et pourquoi tant d’agitation ? Il existe, il demeure une différence entre prouver une vérité et instiller le désir d’agir conformément à cette vérité —avec ou sans “doit”. C’est chose évidemment excellente si une démonstration peut inspirer ce désir. Mais si elle n’y parvient pas, cela ne peut pas être un argument pour la réfuter. Et cela ne retire rien non plus à sa validité s’il se trouve des cas, éventuellement nombreux, où quelque grossière assertion utilitariste se trouverait avoir plus de succès qu’elle pour convaincre quelqu’un du libéralisme. Une preuve reste une preuve, et la psychologie sociale la psychologie sociale.
L’intimidation par argumentationX
Mon livre ATheoryofSocialismandCapitalism a interloqué Loren Lomasky et il en demeure furieux. Pour commencer, parce que ce livre est plus ambitieux que ne l’indique son titre.
“Il s’agit”, se lamente-t-il, “de rien de moins que d’un manifeste en faveur de l’anarchisme débridé”.
Fort bien. Et alors ? Comme je l’ai expliqué dans mon livre, mais comme Lomasky l’escamote opportunément, l’anarchisme débridé n’est rien d’autre que le nom d’un ordre social de droits de propriété privée absolument sans entraves, c’est-à-dire du droit absolu de propriété sur soi-même, du droit absolu de s’approprier des ressources n’appartenant à personne, de les employer à toute fin que l’on juge appropriée, aussi longtemps que cela n’affecte pas l’intégrité physique des ressources d’autrui semblablement appropriées, et de s’engager avec d’autres propriétaires dans tout accord contractuel que l’on juge avantageux pour tous. Qu’est-ce qui lui fait tellement peur là-dedans ?
Empiriquement parlant, cette théorie de la propriété constitue le fond du sens de la justice chez la plupart des gens, de sorte qu’il est fort exagéré de la dire révolutionnaire. Seul un personnage qui souhaite que l’on porte atteinte au droit de propriété privée peut être choqué, comme le fait Lomasky, par mon essai de justification d’une société de pure propriété privée.
Cependant, il n’y a pas que mes conclusions qui mettent Lomasky en rage. Son ire est à son comble parce que j’ai entrepris de fournir non seulement des justifications empiriques mais une démonstration rigoureuse, “validée”, gronde Lomasky,
“par la pure raison et non contaminés par la vulgaire vraisemblance empirique”.
Il n’est pas surprenant qu’un adversaire du respect absolu des droits de propriété privée, tel que Lomasky, trouve cette entreprise doublement sacrilège. Mais que reproche-t-il exactement à la théorisation a priori en économie et en éthique ?
Lomasky souligne qu’il existe des tentatives pour élaborer des théories a priori, et que celles-ci ont échoué. Et alors ? Ce jugement-là ne porte que sur les théories en question. En outre, il présuppose en fait l’existence du raisonnement a priori dans la mesure où la réfutation d’une théorie a priori doit elle-même être une démonstration logique.
Mais pour Lomasky, seule l’hyperbole intellectuelle peut expliquer que l’on
“refuse l’humble parcours de l’empirisme pour s’élever avec Kant puis Mises dans le royaume éthéré de la nécessité a priori”.
je présente une thèse sans ambiguïté,
énoncée en termes directement applicables,
et je prétends le prouver par des arguments axomatiques-déductifs.
Si cela fait de mon livre la transgression suprême
dans certains cercles philosophiques, c’est tant mieux.
Mis à part d’autres avantages, comme par exemple
que cela pourrait être le seul mode de recherche approprié,
cela vous force au moins à dire quelque chose de précis
Par conséquent, un livre de philosophie ou d’économie politique ne devrait jamais parvenir à des conclusions claires sur ce qu’il faut faire ni sur les règles à suivre. On est censé tout laisser dans le vague, à un stade inutilisable de l’élaboration conceptuelle. Et il ne faudrait surtout pas essayer de prouver quoi que ce soit : l’approche à suivre est, l’esprit à jamais ouvert1F, celle empiriste des essais et des erreurs, des conjectures hypothétiques, des réfutations et des confirmations. Voilà, dit Lomasky, quel est le chemin à suivre, le chemin humble et effacé, sur lequel il faut aller cahotant. Et certes, on ne saurait douter que la plupart des philosophes politiques aient suivi ces recommandations, pour faire parler d’eux.
Moi, je choisis le risque, et je présente une thèse sans ambiguïté, énoncée en termes directement applicables, et je prétends le prouver par des arguments axomatiques-déductifs. Si cela fait de mon livre la transgression suprême dans certains cercles philosophiques, c’est tant mieux. Mis à part d’autres avantages, comme par exemple que cela pourrait être le seul mode de recherche approprié, cela vous force au moins à dire quelque chose de précis, et de vous exposer à tous les vents de la critique logico-praxéologique au lieu de produire, comme le font Lomasky et autres adeptes de la Modestie Officielle, des finasseries et autres balivernes sans la moindre portée pratique.
En plus de me reprocher l’arrogance de publier un livre qui présente une thèse praxéologiquement bien constituée et facile à comprendre sur les problèmes centraux de la philosophie et de l’économie politique, et qui défend assez hardiment son point de vue pour exclure toutes les autres réponses comme fausses, Lomasky a aussi quelque pinaillage à faire. Comme on pouvait s’y attendre de la part d’un humble partisan de la voie modeste, ou bien ce sont des remarques faciles, ou bien cela traduit une incompréhension complète de la question.
Je suis critiqué pour n’avoir pas prêté assez d’attention à Quine, Nozick, et autres panzentiers de la pensée philosophique. Peut-être bien —quoique Nozick, même si c’est seulement dans une note de bas de page, comme Lomasky le remarque avec indignation, soit en fait systématiquement réfuté. Mais on souhaiterait savoir pourquoi cela aurait dû affecter mon argument. Par les temps qui courent, il est trop facile de se borner à des suggestions de lecture.
Je me fais critiquer pour avoir mal interprété Locke, en ne mentionnant pas sa fameuse “clause restrictive”. Mais ce n’est pas un commentaire de Locke que j’ai entrepris. Je bâtis une théorie descriptive et pour ce faire, je me sers d’idées lockéennes ; et si l’on admet que ma théorie est juste pour les besoins de l’argumentation, il ne peut y avoir aucun doute quant à mon verdict sur cette clause : elle est erronée, et elle est incompatible avec le principe de l’appropriation initiale comme pilier central de la théorie de Locke. Lomasky ne démontre pas qu’elle ne le soit pas.
Il est embêté par ma dissolution du problème des “services collectifs” comme un pseudo-problème sans seulement mentionner mon affirmation essentielle à ce sujet, à savoir que la notion de distinction objective entre deux classes de produits, singuliers et collectifs, est incompatible avec [la conception correcte de] l’économie politique comme traitant d’actes de la pensée, et doit par conséquent s’écrouler, de même que toutes les distinctions qui en dépendraient.
Il trouve insuffisants mes arguments en faveur de l’optimalité absolue des marchés libres, parce qu’ils doivent dépendre de l’hypothèse “de l’optimalité universelle des transactions volontaires”. En effet. Je n’ai jamais rien dit d’autre. Mais cette hypothèse-là se trouve être vraie —en fait, comme je le prétends, irréfutablement vraie. Et après ? Ou alors, Lomasky est-il prêt à tenter de prouver qu’elle serait fausse ?
Comment, se plaint Lomasky, ai-je l’audace —dans une note de bas de page— de critiquer Buchanan et Tullock pour le caractère orwellien de leur double langage ? Il oublie seulement de mentionner que je donne des raisons plutôt précises pour les dépeindre de la sorte : entre autres, leur manière d’utiliser des notions de consentement ou de contrats “conceptuels” dans leur tentative pour justifier un Etat, alors que dans le langage ordinaire, ce “consentement”, ces “contrats” s’appellent “défaut du consentement” et “absence de tout contrat” —il y aurait “contrat” quand on n’a pas donné son accord !
De même, pour mes réflexions ô combien irrespectueuses sur les théories de la propriété à la mode de Chicago, je donne des raisons (leur postulat comme quoi l’utilité serait mesurable) que Lomasky passe tout simplement sous silence.
Le reste, en ce qui concerne ma théorie de la justice, est soit de l’incompréhension, soit une déformation délibérée. A lire la reconstruction de mon argument central par Lomasky —qui, comme par hasard, n’emploie aucune citation directe, personne ne comprendrait son objet principal ni comment elle est construite : en l’absence de rareté, il ne peut y avoir de conflit interpersonnel et par conséquent aucune question de normative sociale (comment est-il justifié ou injustifié que j’agisse [face à autrui] ?). Les conflits sont le résultat de prétentions incompatibles quant à l’emploi des ressources rares ; et il n’existe alors qu’une manière réalisable de sortir de ces impasses : énoncer des règles attribuant des titres de propriété exclusive sur les ressources matérielles rares, pour qu’il soit possible à des acteurs différents d’agir en même temps sans que cela fasse naître un conflit (comme la plupart des philosophes contemporains, Lomasky ne donne aucun signe d’avoir compris ce fait élémentaire quoique fondamental, que toute philosophie politique qui n’est pas construite comme une théorie des droits de propriété passe complètement à côté de son but et doit par conséquent être rejetée d’emblée comme un verbiage dépourvu de sens pour une théorie de l’actionY).
Cependant la rareté, et la possibilité des conflits, ne suffisent pas pour qu’apparaissent des problèmes de normative sociale. Car à l’évidence, on pourrait avoir un conflit sur l’utilisation d’une ressource rare avec un animal, et on ne jugerait pas possible de le résoudre en proposant des règles de propriété. Dans ce cas-là, éviter les conflits est un problème technique et non moral. Pour qu’il devienne moral, il faut aussi que les acteurs en conflit soient capables, en principe, d’argumentation (de sorte que l’exemple du moustique de Lomasky est simplement idiot : les animaux ne sont pas des agents moraux, parce qu’ils sont incapables d’argumentation ; et ma théorie de la justice nie explicitement qu’elle soit applicable aux animaux et, en fait, implique qu’ils n’ont pas de droits).
En outre, le fait qu’il ne peut y avoir de normative sans argumentation est indiscutable. Non seulement je viens d’argumenter tout du long, mais il est impossible, sans tomber dans une contradiction, de nier que la question de savoir si on a des droits et si on en a, lesquels, tout cela doit être décidé au cours d’une argumentation. Ainsi, il ne peut exister aucune justification normative de quoi que ce soit, si ce n’en est pas une qui passe par l’argumentation. C’est ce qu’on a appelé “l’a priori de l’argumentation” (dans la mesure où Lomasky l’aurait compris si peu que ce soit, il semble bien résolu à ne pas admettre le statut axiomatique de cette proposition, c’est-à-dire le fait que l’a priori de l’argumentation fournit un point de départ absolu, pour lequel une justification ultérieure n’est ni possible ni nécessaire).
L’argumentation est une activité, et nécessite qu’une personne possède une maîtrise exclusive sur des ressources rares (son cerveau ses cordes vocales, etc.). Plus particulièrement, aussi longtemps qu’il y a argumentation, il y a reconnaissance mutuelle de chacun sur la maîtrise exclusive par l’autre de ces ressources-là. C’est ce qui explique une caractéristique unique de la communication : alors qu’on peut ne pas être d’accord avec ce qui a été dit, il est toujours possible de se mettre indépendamment d’accord au moins sur le fait qu’il y a désaccord (Lomasky ne semble pas contester cela ; mais il prétend que cela ne prouve que le fait qu’il existe un domaine de maîtrise exclusive, et non le droit de propriété sur soi-même. Il se trompe : rien de ce qui doit absolument être présupposé dans la mesure où on argumente —comme le principe de non-contradiction, par exemple— ne peut plus être contesté sans absurdité, parce que c’est la condition même d’un doute qui ait un sens, et par conséquent on doit le considérer comme incontestable, ou valide a priori. Dans la même veine, le fait de la propriété de soi est une précondition praxéologique de l’argumentation. Quiconque tente de prouver ou de réfuter quoi que ce soit doit effectivement être propriétaire de soi-même. C’est alors une absurdité, une contradiction, que de demander une justification plus étendue de ce fait. Exigé, de toute nécessité, par toute argumentation qui ait un sens, la propriété de soi est un fait absolument et définitivement justifié.
Enfin, si on devait autoriser au préalable les personnes agissantes pour qu’elles possèdent des ressources matérielles autres que leurs propres corps, et si celles-ci — en tant qu’agents moraux, catégoriquement différents des moustiques de Lomasky— se soumettaient à cette prescription-là, elles seraient mortes et aucun problème de justification n’existerait [non plus]. Par conséquent, pour qu’il existe des problèmes de normative sociale, la propriété d’autres objets doit aussi être justifiée.
En outre, si on n’était pas autorisé à s’approprier d’autres ressources par appropriation initiale, c’est-à-dire en les mettant en valeur avant que quiconque ne l’ait fait, ou si le domaine des objets ainsi appropriables était d’une manière ou d’une autre limité, cela ne serait possible que si la propriété pouvait être acquise par simple décret et non par une action sur les choses ; mais cela ne pourrait pas passer pour une solution au problème de la normative sociale, à savoir éviter les conflits, ne serait-ce que pour des raisons purement techniques : car cela ne permettrait pas de décider quoi faire si ces prétentions déclaratives se trouvaient être incompatibles entre elles.
Ce qui est plus décisif encore, cela serait incompatible avec le principe déjà justifié de la propriété de soi : car si on pouvait s’approprier des ressources par décret, cela impliquerait que vous puissiez puisse aussi déclarer le corps d’un autre comme étant votre propriété. De sorte que quiconque nierait la validité du principe de l’appropriation initiale —dont la reconnaissance est déjà implicite dans le respect mutuel de la maîtrise exclusive de leur propre corps par les personnes qui discutent— contredirait le contenu de sa proposition par le simple fait d’en énoncer une (pour commencer, Lomasky, dans un éclair de génie, s’inquiète de ce que la première partie de cette démonstration ne fournit aucune justification pour une appropriation initiale illimitée. C’est exact. Mais elle n’a jamais prétendu le faire. C’est la seconde —l’argument a contrario— qui le fait.
Et en ce qui concerne ma démonstration dans son ensemble, Lomasky affirme que je n’ai prouvé la validité du principe de non-agression que
“pour la durée de l’argumentation elle-même et non au-delà […] il ne s’étend pas à l’objet de la discussion”.
Dans le meilleur des cas, cette objection indique une incapacité totale à comprendre la nature des contradictions performatives :
si la justification de quoi que ce soit est une justification argumentée, et
s’il y a lieu de tenir comme définitivement justifié ce que toute argumentation quelle qu’elle soit doit absolument présupposer,
alors toute proposition prétendant à la validité, et dont l’énoncé serait incompatible avec ces faits-là, définitivement établis, est définitivement réfutée comme impliquant une contradiction performative.
Un point, c’est toutF).
La théorie économique ou philosophique est effectivement un métier sérieux, comme Lomasky le fait remarquer. Sa réaction à mon livre démontre qu’il n’est pas à la hauteur d’une telle tâche.
Sur le caractère indéfendable des “droits à”G
De mon argumentation, qui prétend fonder la validité absolue et universelle du principe de l’appropriation initiale, c’est-à-dire de la règle suivant laquelle le premier utilisateur d’une ressource issue de la nature en est le légitime propriétaire, David Conway prétend qu’elle est défectueuse, et s’affirme capable de démontrer le caractère justifiable des “droits à”. Je demeure non convaincu et je prétends que c’est son argumentation à lui qui ne tient pas.
Même si je n’ai aucun reproche à faire à sa manière de présenter mon argumentation, je vais d’abord brièvement reformuler ma démonstration. Ensuite, je mettrai en évidence les erreurs centrales de sa réponse. Et enfin je tenterai d’expliquer le rejet de mon raisonnement par Conway comme l’effet d’un malentendu fort répandu sur la logique du raisonnement normatif.
Savoir si on a ou non des droits, et si oui, lesquels, cela ne peut être décidé qu’au cours d’une argumentation. Il est impossible de nier la véracité de ce fait sans tomber dans une contradiction. Le fait d’argumenter exige qu’une personne ait (possède) la maîtrise exclusive de ressources rares (son cerveau, ses cordes vocales, etc.). Tenter de le nier ne ferait, encore une fois, que le prouver. Et il faut que la personne ait acquis cette possession simplement en vertu du fait qu’elle a commencé à se servir de ces ressources avant que quiconque l’ait fait, sinon elle ne pourrait jamais rien dire ni affirmer quoi que ce soit. Ainsi, quiconque nierait que le principe de l’appropriation initiale soit valide au moins pour certaines ressources contredirait son affirmation par ce fait même d’énoncer une proposition. Jusqu’ici, apparemment, Conway semblerait d’accord. Mais il veut imposer des limites à l’étendue des choses qui peuvent faire l’objet d’une appropriation initiale légitime. Malheureusement ( pour Conway), une fois que l’on a admis la maîtrise excusive de certains moyens par appropriation initiale, il devient impossible de justifier aucune restriction au processus d’appropriation initiale —sauf celles qu’on s’imposerait volontairement à soi-même— sans tomber par là dans des contradictions. Car si celui qui propose une telle restriction était cohérent, il n’aurait pu justifier la maîtrise que sur certaines ressources, aussi limitées soient-elles, et dont il ne serait autorisé à se servir pour aucune appropriation initiale ultérieure. Mais alors, à l’évidence, il ne pourrait pas interférer avec l’appropriation initiale plus étendue d’un autre, simplement à cause de son manque de moyens pour y faire quoi que ce soit. Et s’il s’en mêlait effectivement, alors il aurait l’incohérence d’étendre ses propres prétentions au-delà de ses propres ressources licitement appropriées. En outre, pour justifier son ingérence, il lui faudrait invoquer un principe d’acquisition de la propriété incompatible avec celui de l’appropriation initiale : il lui faudrait affirmer, au prix d’une contradiction, qu’une personne qui étend son appropriation initiale, et qui le fait conformément à un principe dont personne ne peut prétendre qu’il soit universellement injustifié, serait, ou du moins pourrait être, un agresseur, alors qu’il serait absolument impossible de dire qu’en agissant ainsi, la personne en question aurait pris quoi que ce soit à qui que soit. En effet, l’appropriation initiale porte par définition sur des ressources qui n’appartenaient à personne auparavant c’est-à-dire sur des choses que personne n’avait jusqu’à présent reconnues comme rares, et que n’importe qui d’autre aurait pu s’approprier s’il avait reconnu leur valeur plus tôt. Y compris d’ailleurs des gens comme Conway, qui se préoccupe tellement du sort des derniers arrivés qu’il souhaiterait réserver des ressources pour leur bénéfice ultérieurH. Enfin, il lui faudrait prétendre qu’une personne qui s’oppose ainsi à une appropriation initiale plus étendue agirait légitimement, alors que personne ne pourrait arguer qu’elle le fait au nom d’un principe universellement valide, et qu’elle confisquerait toujours quelque chose à quelqu’un dont les appropriations n’avaient eu lieu aux dépens de personne.
L’erreur centrale dans le rejet de cet argument par Conway est son refus de reconnaître l’incompatibilité logique entre d’une part la notion de “droits sociaux” —l’idée suivant laquelle on pourrait avoir des droits opposables à la propriété initiale d’autrui—, et d’autre part le principe de l’appropriation initiale. Ou c’est la première idée qui est juste ou c’est la secondeI. En outre, on ne peut pas dire que la première le soit, puisqu’il faudrait présupposer que la seconde est vraie pour pouvoir seulement le dire. Par conséquent, il ne peut pas exister de droit “à la vie”, dans le sens soutenu par Conway de forcer autrui à entretenir votre existence. Il ne peut exister que le droit de chaque personne sur son propre corps et sur tout ce qu’il a permis de s’approprier sans voler personne, et avec autrui, le droit de se livrer à des échanges qui profitent à l’un et l’autre. Supposez par exemple, que je sois à l’article de la mort et que la seule manière pour moi de survivre serait de brancher mon cerveau sur celui de Conway. A-t-il le droit de refuser ? C’est ce que je pense, et je suis sûr qu’il le pense aussi. Mais ce n’est pas à titre “social” qu’il possède ce droit (en supposant que sa vie ne serait pas menacée par une telle opération), mais à cause du principe de l’appropriation initiale comme condition préalable de son existence en tant que personne physique capable de penser et d’argumenter. En outre, son affirmation suivant laquelle les “droits sociaux” seraient “exactement aussi objectifs” que ceux que l’on crée en mêlant son travail à des ressources rares (contrairement à ma thèse, qui est que ces prétendus “droits” n’ont aucune existence objective, sont purement arbitraires, des paroles verbales, et ne reposent sur rien), cette affirmation est entièrement fallacieuse. L’appropriation initiale crée un lien objectif entre une personne singulière et un objet particulier. Mais comment diable peut-on dire que mon “besoin” créerait un “droit” sur une ressource —ou sur un possesseur de ressources— spécifique X plutôt que Y ou Z, si je n’avais produit ni l’une ni les autres ? Ce n’est pas seulement que le “besoin” échappe à toute identification ou mesure : qui détermine qui est ou n’est pas dans le besoin ? Chacun pour lui-même ? Et que se passe-t-il si je ne me trouve pas d’accord avec l’auto-appréciation d’un autre ? Des gens sont morts d’aimer sans retour —a-t-on le droit de forcer ceux qu’on aime à coucher avec vous ? Des gens ont survécu en mangeant de l’herbe, de l’écorce, des rats, des insectes ou les ordures d’autres personnes. Est-ce qu’on ne serait pas dans le besoin, aussi longtemps qu’il reste de l’herbe ou des ordures à manger ? Combien de temps le soutien aux nécessiteux doit-il durer ? Pour toujours ? Et que deviennent les Droits des parasités, qui deviendraient de ce fait les esclaves perpétuels des nécessiteux ? Et que se passe-t-il si mon soutien aux nécessiteux fait de moi, à mon tour, un nécessiteux, ou augmente d’une manière ou d’une autre mes propres besoins à venir ? Serai-je toujours obligé de les entretenir ? Et à combien de travail en retour ai-je droit de la part des déshérités —puisque ce n’est en aucun cas à une relation d’embauche mutuellement avantageuse ni à de la charité volontaire que nous avons affaire ? Autant qu’ils le jugent approprié ?
Non, même si toutes ces difficultés-là pouvaient être surmontées, nous en avons d’autres en réserve, justement parce que le “besoin” ne crée aucun lien défini entre le nécessiteux et aucune ressource ni possesseur de ressources en particulier, alors qu’il faut bien que ce soient des ressources particulières qui fournissent de l’aide. Il se peut que les nécessiteux le soient sans aucune faute de leur part ; mais ceux qui ne le sont pas ont aussi quelque chance de n’avoir commis aucune faute non plus. Alors au nom de quoi les nécessiteux pourraient-ils exiger que ce soit moi qui les aide et pas vous ? Ce serait vraiment une injustice singulière à mon égard. En fait, ou bien les nécessiteux n’ont aucune espèce de droit sur qui que ce soit, ou bien leurs prétentions doivent être opposables également à chacun des non-nécessiteux du monde entier.
Mais alors, comment imaginer que lesdits nécessiteux puissent jamais imposer une telle prétention ? Après tout, ils manquent de ressources. Pour que cela soit possible, il faudrait une agence mondiale et dotée de tous les moyens. Les possesseurs d’une telle agence devraient à l’évidence être rangés parmi les non-nécessiteux, et ne pourraient par conséquent avoir de droits directs sur personne. Par hypothèse, il n’y aurait que le “besoin” qui crée de tels “droits”. En fait, cette agence devrait être considérée comme l’un des plus importants débiteurs des nécessiteux ; et elle ne pourrait alors légitimement agir contre les autres non-nécessiteux que si premièrement, elle avait préalablement payé toutes ses propres obligations vis-à-vis des nécessiteux, et deuxièmement si les nécessiteux lui avaient par contrat confié cette tâche d’imposer leurs prétentions. De sorte que le problème des “droits sociaux” est forcé d’attendre sa solution aussi longtemps qu’une telle institution n’existe pas. Jusqu’à présent, elle n’est pas arrivée, et rien n’indique qu’elle doive le faire dans un avenir proche. En outre, même si elle apparaissait, les droits “sociaux” seraient toujours incompatibles avec la règle de l’appropriation initiale comme principe axiomatique indiscutablement valide.
On doit expliquer le refus de Conway d’accepter le principe de l’appropriation initiale par une incompréhension quant à la nature de la théorie normative. Au lieu de considérer la normative comme une théorie logique, déduite d’axiomes incontestables (comme la praxéologie), Conway partage implicitement une approche répandue de cette discipline, qui est empiriste-intuitionniste (des “sentiments”). En conséquence, il prétend que la théorie normative soit vérifiée par l’expérience morale [intime], de sorte que si la théorie en question conduit à des conclusions qui contredisent vos intuitions morales, alors il faudrait considérer qu’elle est démontrée fausse. Mais cette conception est entièrement erronée, et tout comme en économie politique, en philosophie morale le rôle de la théorie et de l’expérience sont presque exactement inverses. C’est la fonction même de la théorie normative que de fournir une justification rationnelle à nos intuitions morales, ou alors de démontrer que cette justification fait défaut et de nous conduire à reconsidérer et à corriger nos réactions intuitives. Cela ne signifie pas que les intuitions n’auraient aucun rôle à jouer dans l’élaboration de la théorie normative. En fait, il se peut parfaitement que des conclusions théoriques contre-intuitives soient l’indice d’une erreur de raisonnement. Mais si après un réexamen théorique, on ne trouve d’erreurs ni dans ses axiomes ni dans ses déductions, alors ce sont nos intuitions qui doivent céder, et non notre théorie.
En fait, ce qui frappe Conway comme implication contre-intuitive du principe de l’appropriation initiale, et qui le conduit à la rejeter, est facile à interpréter. Il est vrai, comme le dit Conway, que cette normative permettrait que le monde entier fasse l’objet d’une appropriation initiale. Que faire alors des nouveaux arrivés, qui ne possèdent rien d’autre que leurs propres corps ? Les propriétaires initiaux ne peuvent-ils pas barrer l’accès de leur propriété aux nouveaux arrivants et ne serait-ce pas intolérable ? Je ne vois pas pourquoi (empiriquement, bien entendu, le problème n’existe pas : si les hommes de l’Etat ne restreignaient pas l’accès aux terres inoccupées, il y aurait encore plein de terres disponibles1D) Ces nouveaux arrivent bien sur terre quelque part : on penserait normalement à des enfants qui naissent chez des parents, propriétaires ou locataires de terre (et s’ils viennent de la planète Mars, et si personne n’en veut sur terre eh bien quoi ? Ils ont pris ce risque en venant, et s’il leur faut maintenant retourner, c’est tant pis !). Si les parents ne s’occupent pas des nouveaux arrivants, ils sont libres de faire appel à des employeurs, à des vendeurs de services ou à des âmes charitables dans le monde entier —et une société soumise à la norme de la propriété initiale serait, comme Conway l’avoue lui-même, la plus prospère possible. Et s’ils ne pouvaient toujours trouver personne qui veuille bien les employer, les aider ou échanger avec eux, pourquoi ne pas demander ce qui ne va pas chez eux plutôt que de les plaindre, comme Conway ? A l’évidence, il doit bien s’agir de personnages insupportablement répugnants, et ils feraient bien de s’améliorer, sinon ils ne méritent pas d’autre traitement. Voilà quelle serait ma réaction intuitive à moi.
A “From the Economics of Laissez-Faire to the Ethics of Libertarianism”, Ch. 8 de The Economics and Ethics of Private Property. Boston/Londres/Dordrecht : Kluwer, 1993. Traduit par François Guillaumat.
[1] Cf. Ludwig von Mises, Human Action, 3° éd. rév., Chicago: Contemporary Books, 1966, p. 357 et suiv. [L’Action humaine, Paris, PUF, 1985] ; idem, “Profit and Loss” in Planning for Freedom (South Holland, IL: Libertarian Press, 1974), partic. p. 116. Dans cet article Mises prend une position légèrement différente, qu’on pourrait dire proto-rothbardienne.
[2] Cf. Murray N. Rothbard, Man, Economy and State (Los Angeles: Nash Publishing, 1972), ch. 10 partic. les pp. 604-614.
B On peut aussi imaginer que l’ancien prix soit dû à une erreur de l’entrepreneur sur le prix concurrentiel, erreur qu’il ne ferait que rectifier. Evidemment, on peut faire abstraction de l’incertitude, mais dans ce cas, que peuvent signifier dans cette hypothèse les termes “rentabilité supérieure”, “détérioration de la situation”, voire “changement” ? Les économistes conventionnels peuvent bien se servir de ces termes, mais dans ce cas ils les “volent” au sens de Ayn Rand, puisque ces termes-là n’ont pas de sens en-dehors de l’incertitude [F. G.].
[3] Ibid, p. 607.
[4] Ibid., p. 614. Cf. aussi : “Austrian Monopoly Theory : A Critique” Journal of Libertarian Studies, automne 1977, pp. 271-281 ; Hans-Hermann Hoppe, Anarchie, Eigentum und Staat (Opladen : Westdeutscher Verlag, 1987), chap. 5; idem, Theory of Socialism and Capitalism (Boston : Kluwer, 1988), chap. 9.
C On traduit souvent en français “public goods” par “biens publics”. Il est trop facile de démolir cette expression-là, étant donné que le terme de “biens” se réfère à des produits matériels, dont on peut refuser l’accès aux autres, ce qui élimine par hypothèse le prétendu “problème”, et que le terme “public” préjuge justement de sa solution. Mais nous ne sommes pas là pour apprendre le français : il s’agit de démolir la fausse notion de “services” intrinsèquement “collectifs”, si plausible soit-elle pour les mathématiciens qui se prennent pour des économistes [F. G.].
[5] Cf. Rothbard : Man, Economy and State, pp. 883-890 [Economistes et Charlatans, Paris, les Belles Lettres, 1982, ch 5]. Idem, “The Myth of Neutral Taxation”, Cato Journal, automne 1981, pp. 519-565.
D Les textes français traduisent “free rider” par “passager clandestin”, ce qui est, une fois de plus, préjuger de la solution du problème, puisque c’est imputer une violation du droit à ce qui n’est qu’un bénéficiaire indirect, plus ou moins problématique ou inconscient. D’où cette traduction de “parasite”, empruntée à Anthony de Jasay [F.G.].
[6] Mises, bien entendu, n’a rien d’un théoricien des services collectifs complètement dans la ligne. Il ne partage pas leur croyance naïve, qui est aussi celle des théoriciens des choix publics, comme quoi l’Etat serait une espèce d’organisation volontaire. Bien au contraire, et sans ambiguïté, il rappelle que
“le trait caractéristique des hommes de l’Etat est qu’ils imposent leurs décrets en emprisonnant, en tuant et en emprisonnant. Ceux qui réclament davantage d’intervention de l’Etat demandent en fin de compte plus de contrainte violente et moins de liberté.”(Human Action, p. 719).
Sur cette question, cf. aussi ce jugement d’un réalisme rafraîchissant de la part de Joseph A. Schumpeter (Capitalism, Socialism and Democracy : New York, Harper & Bros, 1942), p. 198) :
“Une théorie qui envisage les impôts comme des cotisations à un club ou l’achat de services, disons, à un médecin, ne prouve qu’une seule chose : à quel point cette partie-là de la théorie sociale est éloignée des modes de pensée scientifique”.
Mises ne manque pas pour sa part de noter les innombrables sophismes des raisonnements économiques à la mode sur les “externalités” (Human Action, pp. 654-661). Si nous n’en incluons pas moins Mises au sein de l’orthodoxie, c’est parce que —et en cela il ne diffère pas du reste des théoriciens des “services collectifs”, il suppose dogmatiquement que certains services (la police du droit, en l’occurrence) ne pourraient pas être fournis par des entreprises en libre concurrence ; et que lui aussi, du moins en ce qui concerne la police du droit, “prouve la nécessité de l’Etat par un non sequitur. Ainsi, dans sa “réfutation” de l’anarchisme, il écrit :
“La société ne peut pas exister si la majorité n’est pas prête, par la menace ou la mise en oeuvre de l’action violente, à empêcher des minorités de détruire l’ordre social. Ce pouvoir est confié à l’Etat ou gouvernement” (ibid., p. 149).
Mais il est évident que la seconde proposition ne découle pas de la première. Pourquoi des agences de protection privée ne peuvent-elles pas faire le travail ? Et pourquoi un Etat ferait-il mieux le travail que ces agences-là ? C’est là que le lecteur cherche en vain la réponse.
E Rothbard écrit :
“L’appel à la subvention des hommes de l’Etat pour la promotion des économies externes constitue une troisième colonne d’assaut contre la liberté des contrats. Elle consiste à dire qu’on doit forcer les bénéficiaires potentiels, à payer une subvention aux bienfaiteurs, pour les inciter à leur fournir les avantages en question. C’est l’antienne favorite de tous les économistes qui voudraient des barrages ou des terrains subventionnés par les hommes de l’Etat (les bénéficiaires étant taxés pour payer les avantages qu’ils reçoivent), ou l’enseignement obligatoire (‘les contribuables finiront par bénéficier de l’éducation donnée à autrui’), etc. Encore une fois, ce sont les bénéficiaires qui paient les impôts pour financer la politique imposée ; mais là, on ne les critique plus pour recevoir des avantages indus. Désormais on les ‘sauve’ d’une situation où ils n’auraient pas profité des avantages en question. Comme ces avantages, ils n’auraient pas été prêts à les payer, on a de la peine à comprendre au juste à quoi on les fait échapper. La troisième colonne rejoint donc la première dans ses attaques contre le marché libre en ce qu’elle le juge également incapable, du fait de l’égoïsme des hommes, de produire suffisamment d’externalités positives ; mais elle fait aussi jonction avec la deuxième en ce qu’elle fait porter l’obligation sur les bénéficiaires, étrangement réticents. Si la subvention est versée, alors il est clair que les bénéficiaires ne sont plus des passagers clandestins : en fait, on les force tout simplement à payer des services qu’ils n’auraient pas payés si on leur avait laissé le choix.
“On peut rendre patente l’absurdité de cette troisième approche en se bornant à demander à qui profite la politique proposée. Le bienfaiteur […] reçoit une subvention, cela est vrai ; mais on peut souvent douter qu’il en profite, parce qu’il aurait gagné autant d’argent à investir ailleurs en son absence. Les hommes de l’Etat n’ont fait que compenser les pertes qu’il aurait subies, et ont ajusté ses recettes pour lui permettre de recevoir le manque à gagner. Par conséquent [le bienfaiteur] ne fait pas de profit. Quant aux ‘bénéficiaires’, ils sont forcés par les hommes de l’Etat à payer des services dont ils n’auraient pas voulu. Comment peut-on dire qu’ils en ‘bénéficient’?
“On répond en général que ceux qui reçoivent le service ‘n’auraient pas pu’ en bénéficier s’ils avaient voulu le financer volontairement. Le premier problème en l’occurrence est d’identifier par quel procédé mystérieux les critiques ‘savent’ qu’ils auraient voulu acheter ce ‘service’-là. Le seul moyen que nous ayons de connaître le contenu des échelles de préférence est de les voir s’exprimer dans les choix concrets. Puisque le choix était concrètement de ne pas acheter le service, aucun observateur extérieur n’a la moindre justification pour prétendre que les préférences [du ‘bénéficiaire’] étaient en fait différentes de celles révélées par son action.
“Deuxièmement, on ne voit pas pourquoi les bénéficiaires supposés n’auraient pas pu acheter le service. Un service peut toujours être vendu à la valeur marchande que lui attribuent ses acheteurs. Le fait que la production du service n’aurait pas profité à son producteur indique que les consommateurs ne lui attribuent pas autant de valeur qu’ils en donnent à d’autre manières d’utiliser les facteurs non-spécifiques de production. Si les coûts de production sont plus élevés que les prix de vente envisagés, cela signifie que les facteurs non-spécifiques rapportent davantage quand on les affecte à d’autres formes de production” (Economistes et Charlatans, Paris, les Belles Lettres, 1982, ch 5).
[7] Concernant le problème spécifique de la fourniture de la police du droit sur un marché libre, cf. Murray N. Rothbard, For A New Liberty, éd. rév. (New York: Collier, 1978), chap. 12. idem, Power and Market (Kansas City: Sheed Andrews & McMeel, 1997), chap. 1 ; aussi Gustave de Molinari “De la production de la sécurité” Journal des Economistes, Paris, Guillaumin, 1849.
[8] Murray Rothbard, Man, Economy and State, p. 887 [Economistes et charlatans, pp. 171-172]. Sur ce qui précède, cf. aussi Walter Block, “Public Goods and Externalities: The Case of Roads”, Journal of Libertarian Studies, 7 (printemps 1983): 1-34; Hans-Hermann Hoppe, Eigentum, Anarchie und Staat, chap. 1 ; idem, TheoryofSocialismandCapitalism, chap. 10.
F Notons ici la contradiction essentielle des économistes mathématiciens qui prétendent fonder leurs rationalisations de l’étatisme sur le critère d’optimalité de Pareto. L’intervention de l’Etat, prétendent-ils, rapprocherait des conditions de l’“équilibre général”, lequel serait conforme au critère de Pareto (s’il était seulement réalisable). Or, il suffit d’appliquer directement le critère de Pareto à l’intervention de l’Etat pour constater qu’elle ne peut jamais se conformer à ce critère parétien. En effet, ce critère indique qu’un changement améliore l’utilité sociale si une personne au moins s’en trouve mieux, les autres ne s’en trouvant pas plus mal. Or, l’intervention d’un l’Etat par essence fiscal et monopoleur implique toujours une agression (fiscale ou réglementaire), dont la victime au moins se trouvera plus mal. L’intervention de l’Etat est donc en toutes circonstances contraire à l’optimum de Pareto [N.d.T.].
[9] Cf. Mises, Human Action, pp. 153-155.
G Celui qui refuse le laissez-faire doit rejeter la prospérité de tous car c’est cela qu’il réalise. En soi, le terme de “prospérité” n’implique chez les économistes aucune définition particulière de la “richesse” : si on prétend abandonner la richesse “matérielle” pour la richesse “spirituelle”, le laissez-faire n’en est pas moins souhaitable [F. G.].
[10] Pour la critique de Mises par Rothbard, cf. Murray N. Rothbard, The Ethics of Liberty, Atlantic Highlands, N.J.: Humanities Press, 1982, pp. 205-212 [L’éthique de la liberté, Paris, Les Belles Lettres, 1991, pp. 274-290. Rothbard y dit notamment :
“En premier lieu, s’il est vrai que la praxéologie démontre que le laissez-faire conduit à l’harmonie, à la prospérité et à l’abondance, tandis que l’interventionnisme engendre le conflit et l’appauvrissement, et que la plupart des gens préfèrent les premières aux seconds, il n’est en revanche pas vrai que ce soient là leurs seuls objectifs ou valeurs. Grand analyste des échelles de valeurs et de l’utilité marginale décroissante, Mises aurait dû être plus sensible à la rivalité des valeurs et des objectifs. Par exemple, il y a des gens, envieux ou victimes d’idées erronées sur la justice, qui souhaitent une égalisation des revenus beaucoup plus poussée que ce qui résultera du marché libre. D’autres […] souhaitent une moindre prospérité afin que soit réduite notre abondance présumée excessive. D’autres encore […] voudront à court terme piller le capital des riches ou des entrepreneurs, tout en admettant les effets nocifs à long terme qui s’ensuivront, auxquels leur forte préférence pour le présent les rend malgré tout insensibles. Sans doute très peu de ces gens choisiront de pousser les mesures étatistes jusqu’à la ruine et la destruction complètes —bien que cela puisse arriver. Il est en tout cas très possible que se forme une coalition majoritaire de tous ces gens pour une certaine réduction de la richesse et de la prospérité au nom des autres valeurs. Ces gens peuvent préférer sacrifier un peu de richesse et d’efficacité à cause du coût d’opportunité élevé de ne pas satisfaire leur envie, leur soif de pouvoir ou de soumission au pouvoir, ou encore à cause de l’exaltation du sentiment national que produirait une (brève) crise économique.
“Que répondrait Mises à la majorité de la population qui, ayant examiné toutes les implications praxéologiques de son choix, opterait quand même pour une petite dose —voire une dose massive— d’étatisme afin de satisfaire ses autres objectifs ? Comme utilitariste, il ne peut rien trouver à redire quant à l’éthique des objectifs choisis, s’étant contraint à l’unique jugement de valeur que constitue la satisfaction des objectifs de la majorité. La seule réponse que permette la logique interne du système misésien consisterait à souligner que l’interventionnisme a des effets cumulatifs, à faire voir que l’économie doit finir par basculer dans le marché libre ou dans le socialisme total, lequel, comme le démontre la praxéologie, entraînera chaos et appauvrissement massif, du moins dans le contexte de la société industrielle. Mais cette voie de réponse n’est pas tout à fait satisfaisante non plus. Si plusieurs, voire la plupart, des mesures interventionnistes — notamment les contrôles de prix —sont en effet cumulatifs, d’autres ne le sont pas. En outre, l’impact cumulatif met tellement de temps à parvenir à son terme que les préférences temporelles de la majorité peuvent consciemment l’occulter. Alors quoi ?
“[…] Une dernière tentative de Mises pour fonder sa position est encore moins heureuse. Il rejette comme ‘verbiage inspiré par l’émotion’ la thèse de l’intervention étatique au nom de l’égalitarisme ou d’autres considérations morales. [I]l insiste […] sur l’idée que ‘celui qui n’est pas d’accord avec les leçons de l’économie devrait les réfuter au moyen du raisonnement discursif, et non […] par le recours à des normes arbitraires et prétendument éthiques’ (Ludwig von Mises, “Epistemological Relativism in the Sciences of Human Action,” in Helmut Schoeck et James W. Wiggins, eds., Relativism and the Study of Man, Princeton, N.J.: D. van Nostrand, 1961, p. 133.)
“A mon avis pourtant, cela ne tient pas debout. En effet, Mises doit admettre que personne ne peut évaluer aucune mesure politique à moins de poser un choix normatif ou jugement de valeur ultime. Cela étant admis et comme, en outre, Mises définit comme arbitraire tout jugement de valeur ou norme éthique ultime, comment alors peut-il dénoncer l’arbitraire de ces jugements particuliers ? Il est fort mal placé pour condamner ces choix comme ‘inspirés par l’émotion’ alors que, pour l’utilitariste qu’il est, la raison ne peut déterminer les principes éthiques ultimes, ce qui implique qu’ils relèvent forcément d’émotions subjectives. Cela ne rime à rien pour Mises d’enjoindre à ses critiques de recourir au ‘raisonnement discursif’ alors que lui-même nie que cette méthode ait une quelconque pertinence pour l’établissement des valeurs normatives ultimes. Il devrait aussi condamner comme “arbitraire” et “émotif” l’homme qui est conduit par ses principes éthiques ultimes à favoriser le marché libre alors même que son choix éthique tiendrait dûment compte des lois de la praxéologie. Enfin, nous avons vu plus haut comment la majorité de la population poursuit souvent des objectifs différents que, dans une certaine mesure tout au moins, elle préfère à son propre bien-être matériel.”
En d’autres termes, à partir du moment où l’on prétend que les jugements de valeur ne sauraient être rationnels, qu’importe que les liens de causalité supposés par celui qui les porte soient justes ou erronés, ou même qu’il soit honnête ou malhonnête ? (F. G.).]
[11] Pour divers point de vue “cognitivistes” en éthique, cf. Kurt Baier, The Moral Point of View: A Rational Basis of Ethics (Ithaca, N.Y.: Cornell University Press, 1958) ; M. Singer, Generalization in Ethics (New York: A. Knopf, 1961) ; P. Lorentzen, Normative Logic and Ethics (Mannheim: Bibliographisches Institut, 1969); S. Toulmin, The Place of Reason in Ethics (Cambridge: Cambridge University Press, 1970) ; F. Kambartel, ed., Praktische Philosophie und konstruktive Wissenschaftstheorie (Frankfurt/M.: Athenaeum, 1974) ; Alan Gewirth, Reason and Morality (Chicago: University of Chicago Press, 1978).
[12] Sur la tradition des droits naturels, cf. J. Wild, Plato’s Modern Enemies and the Theory of Natural Law (Chicago: University of Chicago Press, 1953) ; Henry Veatch, Rational Man: A Modern Interpretation of Aristotelian Ethics (Bloomington, Ind.: Indiana University Press, 1962); idem, For an Ontology of Morals: A Critique of Contemporary Ethical Theory (Evanston, Ill.: Northwestern University Press, 1971); idem; Human Rights; Fact or Fancy? (Baton Rouge, La. Louisiana State University Press, 1985)
[13] Alan Gewirth, “Law, Action and Morality” in Rocco Porreco, ed., Georgetown Symposium on Ethics: Essays in Honor of Henry Babcock Veatch (New York: University Press of America, 1984), p. 73.
[14] Cf. la discussion dans Veatch, Human Rights, pp. 62-67.
[15] Que je me sépare de la tradition des droits naturels ne signifie pas que je ne puisse pas approuver son jugement critique sur la plupart de la théorie éthique contemporaine —en fait je suis d’accord avec la réfutation par Veatch de toute éthique fondée sur le désir —(téléologiques, utilitaristes) ou sur le devoir—(déontologiques), ibid., chap. 1. Je n’affirme pas non plus qu’il ne soit pas possible d’interpréter mon approche comme appartenant après tout à une tradition des droits naturels “correctement entendue” (cf. aussi plus loin note 17). Ce que j’affirme, en revanche, c’est que l’approche qui suit diffère nettement de ce que l’approche des droits naturels a fini par devenir, et qu’elle ne doit rien à cette tradition telle qu’elle se présente.
[16] Cf. K. O. Apel, “Das Apriori der Kommunikationsgemeinschaft und die Grundlagen der Ethik”, t. 2, Transformation der Philosophie (Frankfurt/M/: Suhrkamp, 1973); cf. aussi Jürgen Habermas, “Wahrheitstheorien”, in H. Fahrenbach, ed., Wirklichkeit und Reflexion, (Pfullingen: Neske, 1974 ; idem, Theorie des kommunikativen Handelns, t. 1 (Frankfurt/M: Suhrkamp, 1981), pp. 44 et suiv. ; idem, Moralbewußtsein und kommunikatives Handeln (Frankfurt/M: Suhrkamp, 1983).
H Que ceux qui trouveront une meilleure traduction pour “intersubjectively meaningful norms” sans tomber dans le même charabia fassent leurs propositions. Ils ont gagné un carambar.
Les règles en question sont justement celles que Mises reprochait aux égalitaristes de ne pas respecter lorsqu’il disait, rappelons-le :
“celui qui n’est pas d’accord avec les leçons de l’économie devrait les réfuter au moyen du raisonnement discursif, et non […] par le recours à des normes arbitraires et prétendument éthiques”.
En fait, il leur reprochait de rejeter les conclusions de l’économie politique non parce qu’elles auraient été déduites d’un faux raisonnement, mais parce qu’elles leur déplaisaient : ce qui est évidemment bafouer les normes de l’argumentation rationnelle. Mais lui-même ne contredisait pas moins les normes en question, puisqu’il avait l’incohérence d’affirmer à la fois qu’il fallait les respecter et qu’aucune norme ne pouvait finalement être justifiée ! (pas facile d’échapper à la normative rationnelle…) [F. G.].
I C’est moi qui souligne. Quelle belle réfutation a priori du relativisme moral ! Quel bel instrument de preuve que la démonstration par l’absurde à l’aide de la contradiction pratique ! [F. G.]
[17] Bien entendu, dans la mesure où la capacité à argumenter fait partie intégrante de la nature humaine —on ne pourrait même pas dire quoi que ce soit de la seconde sans la première— on pourrait aussi affirmer que des normes qui ne pourraient pas être défendues au cours d’une argumentation sont aussi incompatibles avec la nature humaine.
J L’a priori de l’argumentation est en fait inséparable de la définition de la nature humaine dans la tradition réaliste (aristotélicienne), celle de l'”animal rationnel”, ce qui renvoie à la manière de démontrer les droits naturels à partir de la nature rationnelle de l’homme propre à Rothbard et Ayn Rand [F. G.].
[18] Méthodologiquement, cette approche présente une étroite ressemblance avec ce que Gewirth a décrit comme la “méthode dialectiquement nécessaire” (Reason and Morality, pp. 42-47)— une méthode de raisonnement a priori modelée sur l’idée kantienne de déductions transcendantales. Malheureusement, dans son importante étude, Gewirth choisit un mauvais point de départ pour ses analyses. Il essaie de déduire un système normatif non du concept d’argumentation mais de celui de l’action. Mais cela ne peut pas marcher, car s’il est exact que pour agir un acteur doit présupposer l’existence de certaines valeurs ou biens, il ne s’ensuit pas que ces valeurs seraient universalisables et que les autres agents devraient par conséquent les respecter de plein droit (Gewirth aurait pu remarquer l'”indifférentisme” éthique de l’action s’il n’avait pas été si malheureusement ignorant de l’existence d’une “science pure de l’action” ou “praxéologie” bien établie et adoptée par Ludwig von Mises. Et au passage, connaître la praxéologie aurait aussi pu lui épargner force erreurs qui découlent de sa fausse distinction entre les biens “de base”, “additifs” et “non-soustractifs” [ibid., pp. 53-58]). Bien au contraire, l’idée de la vérité, ou de droits ou de biens universalisables n’émerge que du fait de l’argumentation comme sous-classe de l’action, et non de l’action en tant que telle. En témoigne clairement le fait que Gewirth lui-même ne fait pas qu’agir, mais qu’il argumente lorsqu’il cherche à nous convaincre de la véracité nécessaire de son système normatif. Cependant, lorsqu’on reconnaît que l’argumentation est le seul point de départ possible de la méthode dialectiquement nécessaire, c’est une normative sociale libérale —différente de celle de Gewirth— qui s’ensuit, comme nous allons le voir.
Sur l’échec de la tentative de Gewirth pour déduire des droits universalisables de la notion d’action, cf. aussi les excellentes remarques d’Alasdair McIntyre, After Virtue : A Study in Moral Theory (Londres : Duckworth, 1981), pp. 64-65 ; Habermas, Moralbewußtsein und kommunikatives Handeln, pp. 110-111 ; et Veatch, Human Rights, pp. 159-160.
K L’auteur semble trouver tout cela tellement évident qu’il ne mentionne qu’en passant des points fondamentaux. Une petite réorganisation s’imposait [F. G.].
[19] Cf. les ouvrages cités aux notes 11 et 12 ci-dessus.
[20] Cf. les ouvrages cités en note 16 ci-dessus.
L En fait la norme d’universalisation suffit si, à cette exigence logique, on en ajoute une autre, impliquée par la nature de la norme politique, à savoir que celle-ci doit dire qui a le droit de faire quoi, et quand, avec quoi. En somme, que la normative politique doit être un énoncé cohérent du principe de la propriété légitime. Hoppe est justement l’auteur de la formule essentielle, comme quoi
“toute philosophie politique qui n’est pas construite comme une théorie des droits de propriété passe entièrement à côté de son objet et doit par conséquent être immédiatement rejetée comme un verbiage dépourvu de sens pour une théorie de l’action.” (The Economics and Ethics of Private Property, Ludwig von Mises Institute, 1995, p. 247, voir plus loin).
Dès lors, une prescription du genre : “tout le monde doit se saoûler le dimanche sous peine d’amende” ou “quiconque boit de l’alcool sera puni” renvoient à la question de savoir qui a légitimement le droit d’imposer une telle règle, et au nom de quel principe. Enquête qui conduit à la définition de la propriété naturelle telle que Hoppe la développe plus loin.
[21] On pourrait ici faire remarquer que c’est seulement parce que la rareté existe qu’il existe un problème de normative sociale ; car dans la mesure où les biens sont surabondants (des “biens libres”), aucun conflit sur l’emploi de ces biens n’est possible, et aucune coordination des actes n’est nécessaire. Ce qui implique que toute normative sociale correctement entendue doit être formulée comme une théorie de la propriété, c’est-à-dire comme une théorie de l’attribution de droits de propriété exclusive sur des ressources rares. Car c’est seulement à cette condition qu’il devient possible d’échapper à des conflits sinon inévitables et insolubles. Malheureusement, les philosophes moralistes, dans leur ignorance fort répandue de la théorie économique, ne l’ont guère perçu assez clairement. Au contraire, comme Veatch par exemple (Human Rights, p. 170), ils semblent penser qu’ils peuvent se dispenser d’une définition précise des droits de propriété, de sorte qu’ils se perdent nécessairement dans un océan de vague et d’affirmations ad hoc.
Sur les droits de l’homme en tant que Droits de propriété, cf. Rothbard, The Ethics of Liberty [L’Ethique de la liberté] ch. 15.
M Cela est nécessairement vrai aussi longtemps que parle celui qui argumente et une fois reconnu comme un principe, devient une règle générale en vertu du principe d’universalisation [F. G.].
[22] John Locke, Two Treatises on Government, ed. Peter Laslett (Cambridge : Cambridge University Press, 1970), partic. les t. II et V.
[23] Sur le principe de non-agression et celui de l’appropriation initiale, cf. aussi Rothbard, For A New Liberty, ch. 2 ; idem, TheEthicsofLiberty [L‘Ethiquedelaliberté] ch. 6-8.
[24] C’est, par exemple, la position prise par Jean-Jacques Rousseau, quand il nous exhorte à résister aux tentatives faites pour s’approprier des ressources tirées de la nature, par exemple en y mettant une clôture.
“Gardez-vous”, nous dit-il dans son fameux passage, “d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits de la terre appartiennent à tous, et que la terre n’est à personne” (Discours surl‘origine del‘inégalité...)
Hélas, raisonner ainsi n’est possible que si l’on suppose que les prétentions à la propriété peuvent être instituées par décret. Car autrement, comment serait-il possible que “tout le monde” possède une chose (c’est-à-dire y compris ceux qui n’ont jamais rien fait des ressources en question) ou que “personne” (donc même pas ceux qui les ont mises en valeur) n’y ait droit— à moins que ce ne soit par simple décret que les titres de propriété sont établis ?
[25] Rothbard, TheEthicsofLiberty, p. 32 [L‘Ethiquedelaliberté, p. 41]. Sur la méthode du raisonnement a priori utilisée dans l’argumentation ci-dessus, cf. aussi idem, Individualism and the Philosophy of the Social Sciences, (San Francisco: Cato Institute, 1979) [Economistesetcharlatansch. 1-2 et notamment les pp. 8-9 et aussi le ch. 3 : “L‘Apriorismeextrême“—traduction d’un article de mai 1956 dans le Southern Economic Journal, “In Defense of Extreme Apriorism”— et l'”Annexe”, pp. 238-252 —F. G.]. Hans-Hermann Hoppe, KritikderkausalwissenschaftlichenWirtschaftsforschung. UntersuchungenzurGrundlegungvonSoziologieundÖkonomie (Opladen : Westdeutscher Verlag 1983) ; idem, “Is Research Based on Causal Scientific Principles Possible in the Social Sciences?” Ratio 1 (1983) [The Economics and Ethics of Private Property, ch. 7] idem, “Austrian Rationalism in the Age of the Decline of Positivism”, ch. 11 de The Economics and Ethics of Private Property “Lerationalismeautrichienàl’èredudéclindupositivisime”, TheoryofSocialismandCapitalism, chap. 6.
N Cela prouve surtout que le raisonnement par référence à la contradiction pratique (ou “performative”) est aussi courant chez les philosophes réalistes que chez les rationalistes (et n’est ignoré, pour leur ridicule et leur incapacité conceptuelle, que par les différentes tribus d’empiristes). Ce que le rationaliste néo-kantien Hoppe nomme le “raisonnement a priori”, le réaliste Rothbard l’appelait le “principe du boomerang” (empruntant cette expression au thomiste R. P. Phillips) et Ayn Rand, méprisée par Hoppe parce que, avec nombre de réalistes, elle haïssait son cher Kant, l’appelait la “détection philosophique” par le critère du “vol de concepts” (et “concepts axiomatiques” les concepts impliqués par toute proposition prétendant être vraie —sans, il est juste de le reconnaître, avoir compris qu’il faut y inclure la propriété naturelle qu’elle reconnaissait évidemment par ailleurs).
En outre, cette citation de Rothbard ne porte pas sur la politique, mais sur le principe plus général de la vie comme critère rationnel d’une normative personnelle, dans la pure tradition aristotélico-thomiste de la loi naturelle. Cela dit, même si sa démonstration suit un autre chemin, il est vrai que Rothbard finit par employer les mêmes moyens de preuve que Hoppe, pour parvenir aux mêmes conclusions [F. G.].
O Ce n’est pas l’avis des philosophes réalistes. En fait, les présupposés implicites de l’action peuvent même livrer un raisonnement sur les impératifs aussi facilement qu’un raisonnement sur les normes. Il suffit de rappeler que le fait d’agir dans un sens ou dans l’autre n’implique pas seulement que l’action serait justifiée : il nous dit aussi, implicitement, qu’elle doit être entreprise. A partir de ces actions —notamment à partir de celles que les hommes choisissent forcément à un moment ou à un autre, on peut déduire tout un système de normes impératives, en montrant les contradictions de celui dont les “doit” (les principes impératifs) ultérieurs contrediraient le premier.
Ainsi, pour l’argumentation, argumenter n’implique pas seulement que les conditions de l’argumentation sont justifiées : il implique aussi que l’on doit se conformer à ses règles. Et de ce “doit”-là, on peut en tirer beaucoup d’autres, y compris que l’on doit respecter la propriété naturelle. Cela dit, comme Hoppe le montre plus bas dans sa réponse à Rasmussen, qu’on l’ait logiquement démontré ne peut évidemment forcer personne à s’y conformer. [F. G.].
[26]Sur le problème de la déduction des propositions impératives à partir des énoncés de fait, cf. W. Hudson, ed., The Is-Ought Question (Londres : Macmillan, 1969).
[27] Cf. Rothbard, TheEthicsofLiberty, p. 45. [L‘Ethiquedelaliberté, pp. 58-59 :
“Insistons sur un point essentiel : si ce que nous cherchons à faire est d’établir une éthique pour l’homme (dans le cas qui nous occupe, le sous-ensemble des normes qui traite de la violence), une théorie normative doit pour être valide pouvoir s’appliquer à tous les hommes, quelle que soit leur situation dans l’espace ou dans le temps —Rothbard cite ici, à propos de l’exigence que les lois morales s’imposent à tout un chacun, R. M. Hare, The Language of Morals, Oxford, Clarendon Press, 1952, p. 162 ; Marcus Singer, Generalization in Ethics, New York, Knopf, 1961, pp. 13-33.— C’est d’ailleurs un des attributs les plus remarquables du Droit naturel : le fait qu’il s’applique à tous les hommes, sans égard au temps ni au lieu. C’est cela qui place le Droit naturel au même rang que les lois naturelles de la physique ou de la ‘science’. Or, la société de liberté est la seule et unique société où il est possible d’appliquer les mêmes règles fondamentales à chacune des personnes, où qu’elle se trouve et quel que soit le moment. C’est précisément un des critères qui fournissent à la raison le moyen de choisir entre des théories concurrentes de la loi naturelle, tout comme il lui permet de choisir entre plusieurs théories en économie ou dans d’autres disciplines. Par exemple, on réfute aisément la thèse selon laquelle la Maison des Hohenzollern, ou celle des Bourbons, aurait un ‘Droit naturel’ à régner sur toutes les autres personnes en se bornant à faire remarquer que cette norme-là ne peut pas être appliquée uniformément à tous : la place de chacun dans l’ordre normatif dépend de l’accident qui fait —ou non— de lui un Hohenzollern. De même, si quelqu’un prétend que chaque homme aurait un ‘Droit naturel à’ trois bons repas par jour, il est d’une évidence criante que nous avons là une fausse théorie de la loi ou des Droits naturels, car il existe une infinité de circonstances et d’endroits où il est matériellement impossible de fournir trois bons repas par jour à l’ensemble de la population et même à une majorité de ses membres : on ne peut donc pas le présenter comme un “Droit naturel” à quelque titre que ce soit.
“Observons, à l’inverse, le caractère universel de l’éthique de la liberté, ainsi que du Droit naturel de la personne et de la propriété qui prévaut sous ses auspices. À chaque personne, en tout temps et en tout lieu, s’appliquent les mêmes règles fondamentales : propriété de la personne sur elle-même et sur les ressources préalablement inutilisées qu’elle a occupées et transformées ; reconnaissance de tous les titres de propriété issus de cette propriété première, que ce soit par l’échange volontaire ou par le don. Ces règles —que nous pouvons appeler les ‘règles de la propriété naturelle’— sont à l’évidence applicables, de même qu’il est possible de protéger ces formes de possession en tout temps et en tout lieu et quel que soit le niveau de développement de la société. Il n’est possible à aucun autre système politique de satisfaire aux critères d’une loi naturelle universelle, car il suffit qu’il existe une personne ou un groupe de personnes qui, d’une façon quelconque, en domine d’autres par la force (et toute domination participe de cette hégémonie) pour qu’il soit impossible d’appliquer à tous la même règle. Seul un monde sans maître, un monde purement libéral, peut correspondre aux exigences du Droit et de la loi naturels et surtout, ce qui est plus important, aux conditions d’une éthique universelle, applicable à tous les hommes.”]
[28] Sur l’importance de la définition de l’agression comme agression matérielle, cf. aussi Rothbard, ibid., chap. 8-9 ; idem, “Law, Property Rights and Air Pollution” Cato Journal (printemps 1982), pp. 60-63.
[29] Sur l’idée de la violence “structurelle” par opposition à la violence physique, cf. D. Senghaas, ed., Imperialismus und strukturelle Gewalt (Frankfurt/M.: Suhrkamp, 1972).
L’idée de définir l’agression comme une atteinte à la valeur de la propriété sous-tend également aussi bien la théorie de la justice de John Rawls que celle de Robert Nozick, si différents que ces deux auteurs aient pu apparaître aux yeux de beaucoup de commentateurs. En effet, comment Rawls pourrait-il concevoir son prétendu principe de différence
(“les inégalités économiques et sociales doivent être conçues de telle manière qu’on puisse […] raisonnablement s’attendre à ce qu’elles tournent à l’avantage de tous —y compris le moins avantagé” [John Rawls, A Theory of Justice, Cambridge, Mass. : Belknap Press, 1971, pp. 60-83])
comme justifié, à moins qu’il ne s’imagine qu’en se bornant à augmenter sa richesse relative, une personne plus fortunée commettrait une “agression”, et qu’une autre moins fortunée aurait des prétentions justifiées sur lui, sous prétexte que sa position relative s’est détériorée ?! Et comment Nozick pourrait-il prétendre qu’il serait justifié pour une “agence de protection dominante” d’interdire ses rivaux quoi qu’ils aient pu faire ? (Robert Nozick, Anarchy, State and Utopia,(New York : Basic Books, 1974), pp. 55 et suiv.). Et comment pourrait-il croire qu’il soit moralement justifié d’interdire ce qu’il appelle les échanges non productifs, c’est-à-dire les échanges où l’une des parties s’en trouverait mieux si l’autre n’existait pas du tout, ou du moins n’avait aucune relation avec elle (comme, par exemple, dans le cas du maître chanteur), sans se demander si l’échange en question impliquait une interférence physique quelconque (ibid., p 83-86), s’il ne croyait pas qu’il existe un droit à faire préserver la valeur de sa propriété (plutôt que son intégrité physique) ?! Pour une critique dévastatrice de la théorie de Nozick, cf. en particulier Rothbard, The Ethics of Liberty [L’Ethique de la liberté], chap. 29 ; sur l’emploi fallacieux de l’analyse des courbes d’indifférence, employées à la fois par Rawls et Nozick, idem, Toward a Reconstruction of Utility and Welfare Economics, Occasional Paper n° 3, New York, Center for Libertarian Studies, 1977 [Economistes et charlatans, ch 4. En réfutation de Rawls, cf. aussi Ayn Rand : “An Untitled Letter” ; Anthony de Jasay, The State —L’Etat, ch. 3 (F. G.)].
[30] Cf. aussi Rothbard, TheEthicsofLiberty, p. 46 [L‘Ethiquedelaliberté, pp. 61-62 :
“[La conception du communisme universel, où tous sont possédés par tous] a au moins le mérite de constituer une règle universelle, appliquée à chaque personne dans la société ; mais elle a bien d’autres problèmes à résoudre.
“Une objection pratique se présente immédiatement : si la société dépasse la poignée d’individus, cette solution s’effondre nécessairement pour se transformer en domination partielle de certains par d’autres. En effet, il est matériellement impossible pour chacun de surveiller continuellement tous les autres pour exercer sa part égale de propriété sur chacun des autres hommes. C’est dire qu’en pratique, cette idée de propriété altruiste universelle et égalitaire est utopique et irréaliste ; la surveillance et donc la propriété d’autrui devient forcément une activité spécialisée aux mains d’une classe dirigeante. La conclusion qui en découle est qu’une société qui ne respecte pas la pleine propriété de soi chez tous ses membres ne peut pas avoir de norme universelle. Pour cette seule raison, la propriété de soi à 100% est la seule éthique politique viable pour l’ensemble de l’humanité.
“Imaginons cependant, pour la commodité de la discussion, que cette utopie soit possible. Que se passerait-il alors ? Tout d’abord, il est clairement absurde de prétendre que personne n’a le Droit d’être propriétaire de soi-même tout en prétendant que chacun —il s’agit là des mêmes hommes— aurait le Droit de posséder une part de propriété sur les autres. On peut aller au-delà et se demander en quoi notre utopie serait tellement désirable. Peut-on se représenter un monde où personne ne pourrait entreprendre aucune action quelle qu’elle soit sans obtenir la permission préalable de tous les autres membres de la société ? Il est clair que personne ne pourrait plus rien faire et que la race humaine ne tarderait pas à s’éteindre. Mais si le degré zéro ou quasi-zéro de la propriété de soi signifie un arrêt de mort pour la race humaine, alors tout effort dans cette direction contrevient aussi à la loi de ce qui est le meilleur pour l’homme et pour sa vie sur terre. Comme nous venons de le voir, une norme qui attribue à un groupe une propriété entière sur un autre groupe contrevient à la règle la plus élémentaire de toute éthique : à savoir qu’on puisse l’appliquer à tous les hommes. En fait aucune normative partielle ne vaut mieux, même si elle paraît superficiellement plus plausible, que le principe de ‘Tout-le-pouvoir-aux-Hohenzollern’.”]
[31] Pour une tentative philosophique plutôt maladroite pour justifier un droit du dernier arrivant, cf. James P. Sterba, The Demands of Justice (Notre Dame : Notre Dame University Press, 1980), partic. les pp. 58 et suiv., 137 et suiv. ; sur l’absurdité de pareille normative, cf. Rothbard, Man, Economy and State, p. 427.
P Tout d’abord, à moins de nier que les premiers arrivés sont la cause de la production qui résulte de leur travail (ce qu’on verra, assurément, faire par quelques positivistes, tant ces gens-là ignorent la causalité réelle), cette norme implique nécessairement que les premiers arrivants sont les esclaves des derniers, puisque ces derniers-là peuvent les forcer à leur livrer le produit de leurs efforts passés. La réciproque étant logiquement exclue, la norme n’est pas universalisable. C.Q.F.D. Tout le pouvoir aux Hohenzollern ! [F. G.]
Q Autant pour le Rousseau du Discours sur l’origine… [F. G.]
[32] Il faut aussi noter ici que c’est seulement si les droits de propriété sont conceptualisés [sic] comme des droits de propriété privée apparaissant au cours du temps, qu’il devient possible de passer des contrats. Il est assez clair que les contrats sont des accords entre des entités physiques indépendantes dénombrables, qui sont fondés sur la reconnaissance mutuelle des titres de propriété privée de chaque co-contractant sur des objets acquis préalablement à la date de l’accord, et qui concernent alors le transfert, par un possesseur initial défini, de titres de propriété sur des objets définis, à un possesseur final défini. Rien de ce qui ressemble à un contrat ne pourrait être seulement imaginé dans le cadre d’un “droit” du dernier arrivant.
R Réponse à D. Osterfeld, “Comment on Hoppe”, Austrian Economics Newsletter, Printemps/Eté 1988 ; première publication ibid.
S … de Rawls [F. G.]
T Cependant, la propriété en termes de “valeurs” implique bel et bien une propriété universelle en termes physiques : quiconque chercherait à maintenir les valeurs ou les situations relatives dans la société devrait —progressivement— contraindre la conduite de tout le monde, et donc prétendre posséder légitimement tout le monde et tous les biens. Le conservatisme idéologique est un totalitarisme, tout autant que n’importe quelle normative de la “justice sociale”. Rothbard associe d’ailleurs étroitement les deux idées dans la citation de TheEthicsofLiberty, p. 46 [L‘Ethiquedelaliberté, pp. 61-62] reproduite plus haut en note.
Ce n’est là qu’un exemple du fait qu’il est impossible d’échapper à une formulation de la philosophie politique en termes de droits de propriété concrets, c’est-à-dire précisant qui a le droit de faire quoi, avec quoi, et quand : de même que toute norme de résultat implique nécessairement de juger les actes qui les ont causés ou qui prétendent les altérer (cf. plus loin la réfutation du conséquencialisme par Hoppe), de même toute norme portant sur les valeurs implique nécessairement de définir —en termes de droits de propriété concrets— les contraintes physiques que l’on prétend légitimement opposables aux actes qui accompagnent ces jugements de valeur. On n’échappe pas à la nécessité du jugement sur les actes observables, portant sur des objets définis à une date particulière. Et c’est ce jugement-là qui est soumis au critère de l’universalisation [F. G.].
U Réponse à “Symposium on Hoppe’s Argumentation Ethic”, Liberty, novembre 1988 ; première publication ibid.
V Eh oui : prétendre empêcher un autre de disposer d’une ressource, c’est s’en dire soi-même propriétaire [F. G.].
W Hoppe perd son temps à répondre à ces utilitaristes : leurs erreurs d’interprétation montrent qu’ils ne comprennent pas les mots dont il se sert. L’utilitarisme étant absurde, il faut bien qu’ils ne maîtrisent pas la logique. Positivistes, ils passent leur vie dans le préjugé comme quoi il n’y aurait de preuve qu’expérimentale. Empiristes, ils ne connaissent ni l’interdépendance des concepts ni les concepts axiomatiques : ils n’ont aucune habitude de manier les présupposés implicites et sont donc incapables de comprendre une démonstration philosophique a priori. On voit bien que chaque fois qu’on leur en présente une, ils défigurent spontanément —et peut-être inconsciemment— ses énoncés pour trouver une possibilité de “vérification” empirique là où il est logiquement impossible d’en envisager une.
http://mises.org/etexts/SocCap.pdfC’est l’histoire de l’ivrogne qui cherche son portefeuille, non pas sur le trottoir où il l’a perdu mais sur le trottoir d’en face, parce que c’est mieux éclairé (à cette différence près qu’ils se trompent aussi sur l’éclairage). J’ai montré aux pp. 243-246 d’Economistes et Charlatans pourquoi cet empirisme, logiquement, devrait conduire à la destruction de toute connaissance économique. Mais le processus est lent, tant il est vrai que la logique est ce que les empiristes pratiquent le moins systématiquement (cf. aussi H. H. Hoppe : ATheoryofSocialismandCapitalism, ch. 6) [F. G.].
X Ce conséquentialisme-là ne dit nulle part pour quelles raisons ni sur quels critères on pourrait juger soit les actes, soit leurs conséquences. En outre, attendre les résultats n’améliore même pas la situation : on pourrait croire que juger les conséquences plutôt que les actes permettrait au moins d’échapper à l’incertitude : si on est certain que tel acte aura telle conséquence, quelle différence normative y a-t-il entre les actes et leurs conséquences ? Est-ce qu’on juge la décollation sans juger la condamnation à mort ? Cependant, ce procédé ne supprime pas l’incertitude, il ne fait que la transférer —et on n’élimine pas la poussière en la poussant sous le tapis : pour commencer, dans la mesure où les utilitaristes sont empiristes, ils n’auront jamais aucune preuve réelle de la causalité. Comme le dit Hoppe de la méthodologie empiriste, l’accusant de servir d’écran de fumée aux actes injustifiables des hommes de l’Etat :
“on peut toujours s’arranger pour attribuer l’échec à quelque influence non prise en compte jusqu’à présent. Même l’expérience la plus parfaitement contrôlée ne saurait changer cette situation. Car il resterait à jamais impossible de prendre en compte toutes les variables dont il serait éventuellement imaginable qu’elles puissent avoir un effet sur la variable à expliquer —pour la raison pratique que cela impliquerait littéralement de prendre en charge l’univers entier, et pour la raison théorique qu’on ne sait même pas quelles sont toutes ces variables qui déterminent l’univers” (“Austrian Rationalism in the Age of the Decline of Positivism”, chapitre 11 de : The Economics and Ethics of Private Property ).
En outre, à moins d’avoir préalablement établi un système conceptuel permettant de classer les actes du point de vue normatif, il est impossible de vérifier si des faits physiquement semblables sont moralement équivalents. On peut constater empiriquement des altérations de la possession ; mais, cela ne nous dit pas, pour chaque cas, qui en est responsable et à qui il faut donner raison ou tort (ce qui est la raison d’être de la philosophie politique). Seul un cadre normatif préexistant peuvent fournir une réponse. D’où ce cadre pourrait-il sortir, si son élaboration dépend déjà d’un jugement porté sur les conséquences de l’action ?
Dans cette impasse, invoquer l’intuition est la seule manière d’échapper à l’accusation de contradiction pratique, puisqu’on se sert d’un concept qu’on est incapable de justifier, quand on ne l’a pas explicitement nié (ce que Ayn Rand appelle à juste titre un vol de concepts)… à la condition de le justifier à son tour, cet appel à l’intuition n’étant pas lui-même une justification argumentée. Hayek s’est donné beaucoup de mal pour rationaliser les normes intuitives, à partir d’une sorte de génération spontanée des règles. Mais, outre que son raisonnement est faux (cf. Hoppe, “F. A. Hayek on Government and Social Evolution: A Critique”, The Review of Austrian Economics Vol. 7, No. 1, 1994), en admettant le principe d’une argumentation sur ces questions, il devait implicitement en accepter tous les présupposés a priori : cohérence logique et propriété naturelle (c’est pour cette double raison que tout raisonnement sur les normes est par essence de Droit naturel). Or, sa politique démocrate-sociale à lui implique des principes contradictoires de propriété concrète, notamment parce qu’ils sont en partie contraires au Droit de l’appropriation initiale (cf. Rothbard, L’Ethique de la liberté, ch. 28) [F. G.].
Y Sauf que, dans le cas de l’agression, c’est aux autres que l’on peut faire payer ses erreurs. L’étatisme engendre l’irresponsabilité nécessaire à sa perpétuation. Cf. Hoppe : “Austrian Rationalism in the Age of the Decline of Positivism”, où Hoppe dit notamment :
“[…] personne n’aime mieux, s’il essaie de produire un phénomène naturel, se trouver toujours des excuses pour échouer plutôt que d’y parvenir effectivement. Car c’est lui seul qui devrait payer le prix de cette obstination.
En revanche, dans le domaine des sciences sociales, où l’on peut imposer aux autres les conséquences de ses décisions, la possibilité d’immuniser ses hypothèses contre toute réfutation offre des occasions bienvenues pour les gens au pouvoir.” [F. G.]
Z Mais ça en ferait un de plus, ce qui n’est pas négligeable en pratique [F. G.].
1A Réponse à Loren Lomasky, “The Argument From Mere Argument”, Liberty, septembre 1989 ; première publication ibid., novembre 1989.
1B Avec, bien sûr, la clause restrictive énoncée par Gary North :
“Evidemment, la ‘flexibilité’, cela ne voulait pas dire la tolérance envers n’importe qui. Cela voulait plutôt dire qu’on acceptait ceux qui étaient ‘flexibles’, et qu’on fermait inexorablement la porte à ceux qui ne l’étaient pas” (“Pourquoi Murray Rothbard n’aura jamais le Prix Nobel”, Economistes et charlatans, p. 213).
1C Mes italiques. Il y a tant de soi-disant “philosophes politiques” qui ignorent cette exigence élémentaire qu’il faudrait en faire des encarts publicitaires dans les revues spécialisées [F. G.]
1D Un Lomasky est peut-être capable de comprendre que tout acte implique des jugements de valeur, lesquels sont des propositions de fait qui peuvent contredire et donc réfuter les énoncés explicites de celui qui agit. Cependant, la notion de présupposé implicite demeure, comme nous l’avons vu plus haut, fort étrangère à l’empirisme et la notion de contradiction performative ou pratique a peu de chances d’être toujours bien comprise par ses adeptes.
Rothbard, lui, avait compris ce qu’elle implique :
“si quelqu’un ne peut pas affirmer une proposition sans employer son contraire, il n’est pas seulement pris dans une inextricable contradiction : il concède à ce contraire le statut d’un axiome” (Economistes et charlatans, p. 8).
Un axiome est d’application universelle [F. G.]
1E “Reply to D. Conway, ‘A Theory of Socialism and Capitalism'”, Austrian Economics Newsletter, Hiver/printemps 1990. Première publication ibid.
1F Ce que ne semblent pas comprendre des gens comme Conway (ou Locke, avec sa “clause de réserve”), c’est que les premiers arrivés n’ont aucun avantage particulier par rapport à ceux qui viennent après, a fortiori aucun privilège. Eux non plus n’ont pas eu la chance de tomber sur une quelconque “richesse préexistante”. Les choses qui font l’objet de l’appropriation initiale n’avaient aucune valeur avant cette appropriation. La richesse, ce sont eux qui l’ont créée au départ, comme peuvent le faire les derniers arrivés, avec les choses auxquelles les autres ne donnent pas de valeur non plus, et auxquelles ils seront les premiers à en donner. C’est l’intervention du premier utilisateur qui leur donne une valeur. Les derniers arrivés ne sont donc pas, à cet égard, dans une situation différente des premiers arrivants. Si les situations pouvaient être mesurées —mais c’est impossible, on pourrait même dire que, profitant indirectement voire directement du capital accumulé par leurs prédécesseurs, les derniers arrivés sont mieux lotis que les premiers.
C’est la notion de “richesse naturelle”, la vague idée matérialiste d’une “valeur inhérente” aux objets qui est fallacieuse, et de ce fait fausse le jugement. En réalité, la valeur n’apparaît qu’à partir du moment où une conscience humaine a reconnu qu’un objet pouvait servir son projet particulier. La valeur est une création de l’esprit humain. Elle procède d’un acte de la pensée, et tout être humain quelle que soit la date de son arrivée, peut et doit créer ainsi la valeur [F. G.].
1G Ils ne sont pas seulement incompatibles, ils reposent sur des principes moraux opposés : le principe de l’appropriation initiale implique que c’est parce qu’on a produit que l’on a des droits. Or, dans la mesure ou ce serait au profit des pauvres que les prétendus “droits sociaux” veulent dépouiller les propriétaires naturels, ils impliquent que c’est parce qu’on n’a pas produit qu’on aurait des droits.
Dans la réalité, bien entendu, même lorsque son prétexte se trouve être la prétendue existence de prétendus “droits sociaux”, ce n’est pas au profit des pauvres que se fait la redistribution politique. Comme toute redistribution politique quelle qu’elle soit, elle est par définition imposée par les puissants, et s’exerce aux dépens des faibles [F. G.].
1H Comme nombre de socialistes, Conway fait ici semblant de croire que le principe de l’appropriation initiale des choses serait cause de leur rareté, comme si le bafouer permettait de se passer de possession exclusive, comme s’il n’existait pas d’autres formes de possession exclusive que celles fondées sur l’appropriation initiale.
Or, la question n’est pas, ne peut pas être de choisir si les choses seront appropriées ou si elles ne le seront pas, mais de savoir comment, puisqu’elle devront l’être : à partir du moment où elles sont en quantité limitée et ne peuvent pas servir également à tout le monde, c’est-à-dire où elles ont une valeur, les choses sont forcément sous la maîtrise exclusive de quelqu’un, et des exclusions du type évoqué par Conway auront forcément lieu. La seule question est donc de savoir dans quelle mesure les divers principes d’appropriation vont affecter ces choix d’exclusion.
Une fois reconnu que ce n’est pas le fait de l’appropriation exclusive qui est en cause, mais le principe qui l’organise, on peut comparer les effets de l’appropriation initiale des terres à celui des autres types d’appropriation :
— lorsque la possession exclusive n’est pas conforme au principe de l’appropriation initiale, le décideur peut forcer d’autres que lui à subir les conséquences de son propre choix. La décision est irresponsable, et donc de plus mauvaise qualité : seront invités des gens qui n’auraient pas dû l’être, et repoussés des gens qui auraient dû être admis.
— En revanche, l’appropriation initiale assure que celui qui refuse d’inviter un nouvel arrivant en subira forcément les conséquences bonnes ou mauvaises, de sorte que si l’accès est accordé ou refusé, ce sera pour des raisons aussi objectives et rationnelles que possible.
Conclusion : l’appropriation initiale n’est pas la cause du problème évoqué par Conway, elle est seulement la meilleure manière d’y faire face [F. G.].